N87: Un monde sans visages
MANUSCRIT N°87
Derrière le masque
Adulte
UN MONDE SANS VISAGES
« Les visages nous invitent à vivre, les âges que la vie nous martèle - à coups
de rides. Les visages raffolent naviguer d’une expression à une autre, telles des
vagues déchaînées qui se réjouissent de la pluralité de leurs formes. Aucun d’entre
eux n’est la copie conforme d’un autre ; même ceux que l’on dit jumeaux ne se
ressemblent pas vraiment. Il y a toujours un trait qui s’affirme et qui dépose le
brevet de son originalité : ainsi chaque visage est confectionné sur mesure,
donnant à l’âme une signature unique et reconnaissable. Ils aiment plus que tout
jouer, s’embrasser, se désirer, se déchirer, se contempler, se moquer, ainsi que se
grossir et s’amincir ; le miroir et le regard d’autrui sont les deux seuls aliments
qui leur permettent de sustenter leur identité. Le visage tient la même posture que
l’hameçon au bout de sa ligne : il est l’appât - au regard séducteur et au sourire
charmeur - qui mènera à lui nombre de rencontres.
Mais alors, pourquoi ont-ils tous disparu ? Du moins partiellement. Ils existent
toujours, fort heureusement, bien qu’ils ne soient plus visibles aux yeux du
monde. Où sont-ils, me dites-vous ? Eh, bien ! Laissez-vous couler dans l’océan
des mots, afin de contempler les profondeurs maritimes d’une tragique histoire,
où les visages sont en coulisse et les masques au-devant de la scène. Que cette
exploration vous soit profitable ! Mais si celle-ci ne l’est pas, alors vos mots
d’aujourd’hui, seront mes maux de demain.
En l’espace d’une semaine, tous les terriens furent dépossédés de leur visage :
les yeux, le nez et la bouche avaient plié bagage. Ceux-ci s’étaient ensevelis sous
une peau tendue, qui prenait départ au front - à destination du menton. Le
revêtement de leur tête s’était transformé en sable mouvant : tous les reliefs de
leur faciès avaient sombré dans les oubliettes du corps humain. Aujourd’hui
encore, personne ne connaît les raisons de cette dramatique transformation
physique, à l’échelle mondiale. Pas une seule personne n’avait échappé à cette
aliénation. L’humanité avait perdu trois sens essentiels, mais heureusement pour
celle-ci, le toucher et l’ouïe ne les avaient pas abandonnés. Une fois que les sept
premiers jours furent écoulés, de grands guérisseurs et prophètes avaient formulé
par écrits que cette métamorphose devait être prise au sérieux et que celle-ci
représentait leur punition pour avoir entaché Gaïa. Ils avaient averti les peuples
qu’il n’y aurait pas d’autres avertissements. Comme vous vous en doutez,
personne n’avait lu leurs messages : ceci devait sûrement s’expliquer par le fait
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qu’aucun humain n’avait eu, à ce moment-là, des yeux pour les lire. Mais bon, les
Grands Sages ne pouvaient pas penser à tout ! C’était ainsi que les masques eurent
les projecteurs dirigés sur eux. Les plus grands inventeurs de ce monde avaient
réussi à en confectionner des plus vrais que nature. Mais comment ont-ils pu faire
tout ceci avec leurs handicaps, me demandez-vous ? Ma réponse sera brève à ce
sujet : les histoires les plus courtes sont toujours les meilleures. Je reprends le fil
de mon récit, si vous me le permettez. Tout le processus de fabrication, de
production et de distribution s’était mis en place dans un délai de neuf mois. Au
début, les états s’étaient tous mis d’accord pour que ceux-ci soient gratuits ou très
accessibles financièrement. Malheureusement, ce ne fut que des promesses -
jetées aux bras du vent. Les premiers à porter des masques furent les politiciens,
les riches hommes et femmes d’affaires, les personnes fortunées et médiatiques,
et ainsi de suite. Bien évidemment, les populations les plus pauvres eurent les
faces les moins élégantes - avec de surcroît des risques d’effets secondaires plus
importants. Les plus pauvres des plus pauvres avaient quant à eux, aucuns
masques : ils n’avaient donc pas de visages et devaient vivre - survivre serait plus
juste - dans des conditions déplorables. En plus d’être aveugles et muets, ils
étaient propulsés dans une nouvelle réalité dont ils ne connaissaient ni les tenants,
ni les aboutissants. Une question persiste et s’acharne sur le heurtoir de la porte
de votre esprit : Comment faisaient-ils alors pour manger et respirer ? La nature
étant toujours bien faite, plusieurs changements physiologiques ont alors opéré.
Lorsque les visages se sont endormis sous leur couette cutanée, les oreilles se sont
vues pourvues d’une nouvelle option : la respiration. Ce changement avait
provoqué de grands chamboulements anatomiques dans la structure humaine.
Concernant la nourriture, la nature avait trouvé de bon goût, de la sécréter
directement dans l’organisme - à des heures régulières de la journée. Cette année
monstrueuse comptabilisa un nombre conséquent de décès : les meurtres et les
suicident pleuvaient sans répit sur les continents. Malgré les discours mielleux
soutenus par les gouvernements, la vérité transpirait derrière chaque mensonge
articulé. Si les ancêtres s’étaient évadés de leur cercueil, en se rendant directement
devant une télévision, eh bien ils auraient pensé que le monde n’aurait pas pris
une ride et que rien n’aurait vraisemblablement changé. Pourquoi, me murmurez-vous ? Pour la simple et bonne raison que les masques des élites étaient d’une
troublante réalité. Ceux-ci se vendaient comme des petits pains ; chacun d’eux
pouvait acheter et choisir la forme, la couleur et les expressions faciales
correspondantes le mieux à leurs désirs.
C’était dans cette société - aux odeurs nauséabondes et emphatiques -
qu’évoluaient deux enfants liés par le même sang. Astia et Raziel logeaient tous
deux dans les bas quartiers de la capitale. Bien que trois années les séparassent,
ils semblaient avoir le même âge : Astia, l’aînée, veillait avec dévouement sur son
petit frère. Bien qu’ils n’eussent pas encore derrière eux une décennie vécue et
forgée sur les murailles du temps, ils étaient déjà parés d’une indépendance
renversante. Dès que Raziel avait appris à marcher et à parler, leur parent les avait
abandonnés à leur propre sort, aux pieds d’un orphelinat. Cet établissement leur
avait apporté une certaine éducation mais surtout de précieux conseils pour se
suffire à soi-même.
La trajectoire de leur vie prit drastiquement une tout autre direction, lors du
dernier jour de l’été de cette effroyable année. Alors que Raziel sommeillait
encore, la jeune fille lui sauta dessus, en manifestant avec ses mains des sons
précis et rythmés qui voulaient dire : « C’est mon anniversaire ! J’ai neuf ans ! Je
suis légalement une adulte et je vais pouvoir t’emmener en ville pour vivre une
nouvelle vie. » Leur système de communication était des plus performants :
chaque sonorité jouait un rôle primordial pour la bonne compréhension de la
phrase dans son intégralité. Le jeune garçon se leva et puis glissa sur le sol ; sa
sœur sursauta puis comprit très vite ce qui était à l’origine de ce bruit. Elle lança
quelques percussions - paume contre paume - qui se traduisaient par ces mots :
« Oh, désolé ! J’ai dû laisser traîner notre surprise parterre. Viens vers moi ! J’ai
quelque chose à te montrer. » Raziel s’approcha timidement, il craignait que sa
sœur ne lui fasse un gros câlin. Oui en effet, la tendresse n’était pas la plus belle
corde à son arc. L’aînée attrapa les mains de son frère et les amena délicatement,
à l’endroit où autrefois se trouvait son visage. Les mains de l’enfant tremblèrent ;
ses doigts caressèrent une peau douce et froide. Soudain, un étrange liquide
s’immisça entre les deux et le fit paniquer. Il les retira sans plus tarder, afin de les
entrechoquer :
— Je sens quelque chose de bizarre sur ton visage, enfin je veux dire sur ta…
Astia intervint brusquement et se hâta de répondre.
— Oui le mot VISAGE est approprié ! Vu que nous n’avons toujours pas de
masques, j’ai eu la formidable idée de me le tracer moi-même, avec le scalpel sur
lequel tu as glissé il y a peu.
— Mais tu saignes ! Tu n’aurais jamais dû faire ça !
— Sois serein ! Approche-toi ! Je vais te faire la même chose et tu verras à quel
point nous serons heureux après. Tout redeviendra comme avant, je te le promets.
Raziel hésita. Il recula tout d’abord d’un pas. Puis il décida de faire confiance
à celle qui l’avait toujours bien protégé jusqu’à ce jour. Astia ramassa l’objet et
se mit à lui sculpter un nouveau visage.
C’est sur cette note sordide que se finit cette histoire. J’admets que celle-ci
aurait pu se clôturer autrement et se finir bien plus tard, mais hélas vous m’avez
importuné tout au long du récit, en me déversant à plusieurs reprises, une
avalanche de questions. Sonne l’heure de ma dernière réplique : sur les planches
comme dans la vie, beaucoup trop s’oublient. Les masques ne dorment que très
rarement en loge. Nombreux sont ceux qui se perdent dans leurs costumes, à en
incarner plus qu’il en est coutume. Les masques sont creux ! Ceux qui les portent
trop longtemps, se voient condamner à creuser leur propre tombe, avec le creux
de leurs masques. »
- Florian Giambarresi
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