N69: L'enthousiasme
MANUSCRIT N°69
Derrière le masque
Adulte
LAURÉAT
LAURÉAT
L'ENTHOUSIASME
J'étais arrivé au bout de quelque chose. Les soleils éclairants, les remugles d'errance, tout ça
désormais rapide me fatiguait. Non pas qu'il fallu pour moi tout cesser mais la fatigue, disait mon
corps, n'est pas la même qu'à vingt ans. J'avais aussi de plus en plus souvent, au coucher, le désir
louche de l'harmonie d'un visage ami. Je vieillissais. Mes ami·e·s vieillissaient aussi – eux s'en
accommodaient très bien, et les garçons mieux que les femmes. Mes amitiés plus jeunes allaient trop
vite pour que je les suive in extenso et je ne pouvais plus rouler carrosse à leur rythme zigzaguant.
J'arrivais de Berlin où j'avais cru partir me reposer. J'étais pauvre, épuisé et recherché par la police.
En contrepartie, sans doute étais-je heureux. Mais le bonheur, je veux dire la profondeur du
bonheur, pas le bonheur des tiges et des branches mais celui des racines et des filaments, celui que
l'on pourrait traduire par l'assurance d'être dans les conditions optimale de soi face à des
circonstances données, n'est pas le repos. Simplement la certitude qu'on s'est démerdé du mieux
qu'on peut avec les valeurs et les intégrités qu'on trimbale. J'avais envie de poser mon sac à malice.
Je me suis arrêté à Toulouse et j'ai demandé le canapé d'un couple ami qui, aussi loin que je
me souvienne, s'est toujours couché tôt. Quelques années, quand même, que je n'avais pas vues
leurs bonnes têtes sociales démocrates. Ils ont dit oui, évidemment. Les clés en poche, je pouvais
errer dans la ville, rentrer, ne pas rentrer, ma vie comme ça chante, autonomie totale dans les rues
aux briques apaisantes. Berlin avait été un désastre. J'avais dansé aux quatre coins de la ville,
empoigné des hanches trop nombreuses. Je m'étais réveillé dans des appartements inconnus sans
trop savoir comment rejoindre les copines chez qui j'étais venu danser. J'étais venu danser – quel
imbécile. J'avais une envie presque cruelle de jeux de société et de couchers précoces. J'avais besoin
de longues marches et de verdure – je m'interdisais pourtant toute vraie vallée, de peur qu'une
quelconque gendarmie ne se pique de curiosité soudaine pour l'arrivant nouveau que j'aurais été.
Toulouse était un compromis satisfaisant : calme vie d'une capitale de comté dans l'incognito de ses
rues pleines de passage. Avec mon visage blanc, bien peigné bien rasé, mon téléphone jeté aux
orties et ma fuite loin d'internet, il y avait peu de chance que qui ce soit me repère. Les fringues, je
les piquais à Jan chez qui je logeais. Je ne ressemblais plus vraiment au mandat d'arrêt qui courrait
sur ma gueule d'activiste. Je baguenaudais et payais les transports en commun.
Il y avait toujours ce vieux hachoir de Damoclès au-dessus de ma tête mais j'étais décidé à
ne pas m'interdire de vivre. Le plus terrible, dans la société policière, est la capacité de chacun et
chacune à devenir son propre maton – du moins, cela je ne l'étais pas. Je lisais d'énormes pavés de
science-fiction, je fricotais, de conversation de comptoir en discussion de librairie, avec les
inconnu·e·s éclairant·e·s qui me tentaient et je rentrais souvent dans leur appartement d'Arnaud
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Bernard à l'heure de leur retour du boulot. En général, on poussait des pions sur un plateau de
carton en fonction de ce que nous tirions aux dés, des cartes que nous manigancions dans le pli de
nos mains ; j'aimais gagner. Tant qu'il y avait de la tisane et de la bière du Nord sur table, Jan et
Moussa semblait plutôt croire que l'important, c'était de jouer et d'être ensemble. J'aimais gagner. Ils
vivaient ensemble depuis quatre ou cinq ans mais s'aimaient déjà depuis presque dix ans. Comment
les ais-je rencontrés ? Par Moussa, d'abord, il me semble que le bar de nuit depuis a fermé. À quel
heure et dans quel état, ça, je ne peux pas le dire. Toujours est-il qu'au rendez-vous que nous avions
fixé cette nuit là, je suis allé, il était là : j'ai éclaté de rire quand j'ai compris les intentions galantes
de mon nouveau copain. Je lui ai dit, t'es pas mon genre mais je te trouve vraiment, vraiment
formidable. Quelques années plus tard, Jan arrivait dans sa vie. Ils avaient un chat qui me faisait
rire, me regardait de ses grands yeux inquiets. Dans l'esprit de la bête, disait Jan, je devais être une
sorte de grand chat concurrent. J'y croyais assez volontiers, il suffisait de suivre son regard passant
de sa gamelle à mon visage, comme pour me prévenir que toute paix restait précaire mais qu'elle
saurait durer tant que je ne taperais pas dans ses croquettes. Je cuisinais des soupes et de la purée
(quoi de mieux à faire l'hiver ?) Ma gamelle n'étant pas la sienne, le chat me tolérait. Tolérer est le
mot. J'avais rencontré cette fille à l'heure où la nuit tombe dans cette librairie où celui et celles qui y
bossaient, devenues copines de littérature, ne me dénonceraient pas, j'en avais réelle certitude. Sans
leurs dire pourquoi, j'avais fait passer le message que mon passage devait être enrobé de discrétion.
Il fait bon quelquefois d'avoir confiance.
Cette fille m'avait fait rire. Elle hésitait entre deux livres, un très bon roman japonais que je
l'avais encouragée à prendre, ou un témoignage crétin de sagesse intérieure, le genre écrit par un
moine bouddhiste médiatisé qui se gargarisait de son détachement imaginaire face aux affects du
monde. Jusqu'au bout, elle avait hésité. Le libraire avait choisi pour elle, le roman l'avait emporté.
J'avais eu ce petit sourire de victoire qu'elle avait calculé. Dans le chapitre de son visage, un
paragraphe de vague désapprobation était venu s'écrire. Écoute, tu ne regretteras pas. Elle avait eu ce
sourire. J'espère, m'avait elle dit, je n'ai jamais de livre d'avance et je ne sais pas faire autrement que
d'aller jusqu'au bout de celui que je traîne avec moi. Je songeais aux myriades de bouquins jamais
encore lus que j'accumulais dans tout un tas de bibliothèques amies et souriais à mon tour. Sans
presque m'en rendre compte je proposais un rendez-vous, afin, disais-je, de vérifier qu'elle avait fait
le bon choix. Personne n'était dupe, ni le libraire ni elle ni moi mais ça ne semblait pas poser
problème puisqu'elle avait, tout à fait intuitivement, proposée aussitôt la date et l'heure. Le
lendemain, au même endroit de l'horloge, en sortant du travail. J'en déduisais qu'elle était de celles
qui lisent avant de se coucher. Cette idée était séduisante. D’ailleurs tout était plus ou moins
séduisant chez Sofia – jusqu'à cette réconfortante absence de militantisme, une sorte d'exotisme
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pour moi. Mon copain libraire, quand elle partit, hasarda quelque chose à propos d'un retour
gagnant dans la ville mais je me tu et il n'insista pas. Nous avions rendez-vous devant la librairie.
Évidemment, à l'heure dite, je n'étais pas devant mais dedans. Je compulsais un gros bouquin
gramscien qui frétillait de toutes ses pages, excité à l'idée d'être lu par un révolutionnaire de
carrière, encore en âge de jeter des pavés. Va dire à un gros livre que tu fais une pause, il ne te
croira pas – à raison, je le tenais avec amour entre mes doigts. Elle me toucha l'épaule pour me
signifier sa présence. Je reposais le livre avec un regret latent mais une joie sincère m'envahit
aussitôt. Sofia avait ce charme passionnant de discrétion irritable à la moindre occasion. À la
revoir comme ça, elle me plaisait toujours autant que la veille. De ma vie, je n'ai presque jamais
donné (ou accepté) de rendez-vous à de quasi inconnu·e·s parce que je sais à quel point une
rencontre, et le charme que l'on y lit, peuvent être terriblement conjoncturels.
Je ne sais pas pourquoi, je lui déballais tout. Sans doute, inconsciemment, dans l'idée qu'elle
puisse prendre peur et que je me retrouve, le bec dans l'eau, assuré de rester dans ma conciliante
solitude. Seulement cela ne la découragea pas. Elle me regarda de ces traits un peu curieux qu'on
peut porter face à la bête qu'on dévisage – c'est donc cette boule de poil à l'air inoffensif qui a
dévoré tout un village... Bon. Elle semblait trouver ça plus intéressant qu'intriguant. Ça m'allait
aussi. Rien de furieusement original dans ce premier rendre-vous, mais un moment très agréable.
Nos vies, nos passés, nos familles, nos rêves non encore assouvis. Je parlais de la chèvre que
j'aimerais un jour pouvoir traire pour faire mon propre fromage, elle me fit part du peul qu'elle
voudrait, terriblement voudrait apprendre. Pour voyager en Afrique ? Sans doute, mais pas
seulement. Elle avait comme l'intuition (et reconnaissait tout ce qu'il y avait là d’irrationnel) que cette
langue serait de celles qui sauvent le monde. J'adorais la voir glisser sa langue entre ses lèvres
quand elle parlait. À la voir s'animer, se confier, exister, elle quittait la zone du joli pour plonger
dans la lagune du beau.
A boy meets a girl, balançais-je à un moment donné. Elle éclata de rire. A man meets a girl
becoming woman, rectifia-t-elle. C'est vraiment comme ça que tu te vois, un garçon ? Le "à ton
âge" était sous-entendu. Je me renfrognais parce que, merde, on se voit comme on peut et l'homme,
vraiment, je ne l'avais jamais senti sourdre dans mes entrailles. Je le lui dis. Elle hocha la tête. Tous
les hommes ne sont pas des salauds. Je toussais. Je n'avais aucune envie de m'enflammer dans un
discours super structurel sur le conditionnement éducatif. J'étais un peu lâche, ou fatigué. Bon, bon,
mettons que tu n'es pas un homme. Et elle m’appela boy jusqu'à la fin de la soirée. Ça m'allait.
Je fus surpris par son esprit de décision. Moi qui me suis toujours complu dans le flou le
plus esthétique des désirs et des sentiments me retrouvais soudain face à une avalanche de volonté.
Il n'y avait pas vraiment de doute dans son j'ai faim, comme il n'y en eu pas plus tard dans le rhum
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ou la tisane que tu viens boire à la maison. Le petit restaurant indien était tout de bois colorés
décoré, je grouillais d'une joie enfantine qui n'était pas sans lien avec la maison de poupées que le
lieu m'évoquait. Elle décida de m'inviter – à vrai dire, j'acceptais. Dans le froid mordant qui nous
accueillit en sortant, je plongeais mes mains, malgré mes gants, au fond des poches de mon grand
manteau autrefois onéreux mais elle, avec la parfaite insouciance des chaleurs de la joie, faisait
pépier ses mains pour me faire rire. Je me demandais un instant comment le grincheux qu'il me
semblait devenir pouvait, une fois la séduisante (je le savais) carapace dépassée, plaire à ce genre
d'intègre légèreté puis jetais mes scrupules avec mon mégot : inutile de questionner une évidence
quand l'évidence est à tout rompre aussi pleine de joie. Je me laissais aller à son enthousiasme, elle
me tirait toujours un peu plus vers ce qu'elle embrayait pour nous.
Il y a des conversations qui ressemblent à des cueillettes. Tandis que nous avancions en
sautillant vers la contrée de son appartement (c'est du moins comme ça que je l'envisageais), j'étais
pris du même entrain qu'au milieu du chemin bordé de ronçes, avec les mûres qui s'y lovent et tous
les autres fruits des bois qui par miracle poussent à leurs pieds. Sans nous être encore embrassé·e·s,
je sentais déjà ce sucre un peu acide se partager à travers nos lèvres, dans l'espace.
À Berlin, j'avais sué, je le savais dès l'approche des corps, sans lendemain. Ce qui
n'empêchait nullement le partage, joie et beauté, complicité mêlée mais, les choses m'y étaient
clairement rassurantes. Il n'y avait pas de risque de construire autre chose qu'un souvenir soyeux ou
griffu comme un chat sauvage. Sofia réussissait à me faire oublier sur le moment ce terrible
sortilège qui me pendait au nez. CEPENDANT, nous avancions inexorablement vers son lit, piège
probable, socle plausible à une affection éventuellement enracinable. Je sautillais, je m'en foutais.
Arriva le moment de sa porte cochère et l'absence d'hésitation à nous engouffrer dans le
corps de l'immeuble. Les escaliers, ce fut comme si on les mangeait tout en pouffant de rire. De son
appartement, la porte n'était plus qu'une formalité.
Évitons les épanchements désastreux exhibitionnisme scélérat, ces dégueulasses
proclamations d'une satisfaction sexuelle jetée à la gueule d'une société carburant à la frustration,
mais il faut pourtant s'arrêter au passage de ma comète, raconter ça, puisque ces longues minutes
prodigieuses ont su brouiller les lignes de mon avenir jusqu'à la forme qu'il adopte encore
aujourd'hui. Forme, je dois le dire, qui m'enchante tout autant maintenant qu'à l'heure précise où, nu
contre Sofia, nous haletions déjà de l'essoufflement des innocents sauvages. Au milieu du carnaval
de nos mouvements, elle me souffla : fais un vœu. J'étais arrivé au bout de quelque chose, je le
savais, mais j'étais incapable de savoir même ce que précisément je désirais. Il fallait que quelque
chose change, il fallait que je me protège. C'est en ces termes flous que j'ai mal ficelé le vœu qu'elle
m'intimait de faire. C'est venu murmurer dans mon corps avec une insolence tranquille. Mes seins
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se sont mis à pousser, mes hanches à s'élargir, le poil a disparu de ma barbe, de mon torse, mes
fesses. Sofia m'a dit : j'ai senti ton sexe disparaître du mien, pas se retirer, disparaître. J'ai senti,
intérieur, se creuser le chemin où Sofia, par la suite, m'apprit avec ses doigts à y jeter les miens.
Mes jambes gardèrent la même forme – des amies danseuses, toute mon adolescence, m'avaient en
boucle répété ça, tu es gaulé pour le classique, comme une femme. Quelques unes d'entre elles
ajoutaient même : je te déteste. Un certain nombre de mes poils, néanmoins, y disparurent au
passage. Mes mains restèrent les mêmes, mes pieds aussi. Mon visage changea assez peu – un peu
moins de mâchoire peut-être, mais mon nez survécut tel quel. Mes oreilles rétrécirent. Mes cheveux
ne poussèrent pas plus fougueusement, c'était drôle, Sofia passait sa main parmi eux et gloussait, ta
chevelure, ma petite mutation, ta chevelure a du choisir le statut quo. Cette nuit-là décida pour nous
de mon petit surnom : ma mutation, et par ricochet, du sien : ma normalité. La police pouvait bien
me chercher, désormais.
- SamElsa Pivo
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