N64: Derrière le masque

Manuscrit N°64
Derrière le masque
Adulte

DERRIÈRE LE MASQUE

Derrière le masque se cache-t-il un visage volé ?
Ecoutez l’histoire de cet homme trop ordinaire, qui avait pour visage, un masque
extraordinaire. Cet homme-là ne disait pas son nom. A croire qu’il n’en avait plus.
Notre première rencontre eut lieu à la sortie de l’université. Lors d’une de ces journées de
travail acharné, et d’émotions refoulées. Il était sur le point de monter dans un bus, lorsqu’il
remarqua ma fine silhouette sur le bord de la route. Seule et accroupie au sol, je pleurais.
Il descendît sans hésitation pour me rejoindre.
Il me parla d’une voix forte, presque mécanique et irréelle.
« Arrête de pleurer. Tu n’as plus le droit. »
Rapidement, je séchai mes larmes et me levai. Son corps rigide et droit paraissait immense à
mes côtés. Subjuguée par cette apparition, je pris peur.
Sa manière d’être et de parler semblait si anormale et surjouée...
Comme un acteur sur le plateau de sa vie, ne pouvant plus sortir de son rôle.
Se moquait-il de moi ? j’aurais dû écouter cette émotion si savante que j’ignorais bien vite.
Je lui demandai simplement, d’un sourire presque forcé :
« Et pourquoi ? »
Silence. Terrible pour deux inconnus si proches l’un de l’autre. Il semblait m’accuser de
quelque chose... Quelle ignorante j’étais !
Son visage renfrogné semblait dérangé. Tout m’intriguait. Seuls son regard et ses gestes
exprimaient quelque chose de vivant. Il pencha légèrement sa tête et serra soudain d’une
main son autre poignet comme pour contenir quelque chose ; une colère. Il répondit de
cette même voix monotone.
« Je ne peux pas te le dire »
A ce moment-là, je me mis à rire en prononçant des mots inutiles et blessants. N’importe qui
aurait été embarrassé en sa présence. Ma gêne fut si envahissante et insupportable que je
pris vivement mon sac et partis presque en courant vers la foule d’étudiants. Mon esprit ne
quitta plus les traits particuliers de ce visage étrange. Comme pour inciter mes pensées à
l’analyser. Je culpabilisais alors de mon rire moqueur.
Au fil des jours, j’espérais que la routine finirait par effacer cette rencontre. Cependant,
l’homme m’avait marqué comme au salut d’une pièce de théâtre terminée. Je cherchais
ardemment toutes les solutions possibles pour arrêter ces pensées, des plus violentes aux
plus douces. Impossible de m’en séparer.

Je pris peur de cette préoccupation de plus en plus obsessionnelle dans mon esprit bavard.
J’oubliais mes priorités par cet instant qui m’appelait encore et encore. Je revivais cette
rencontre par des sensations et des visions frappantes, qui brouillaient le temps.
Quel danger il y avait-t-il à analyser ce visage particulier ?
Cela m’amusait et je continuais à y songer. Pourtant, cette histoire me changeait déjà.
Étrangement, ces rêveries déguisaient et amélioraient l’humeur de mes cours, devenus
subitement ennuyeux. Mon manque de motivation et de sérieux m’était insupportable mais
je ne pouvais plus combattre ces émotions si fortes.
Je le rencontrais une deuxième fois, à une fête. L’alcool à volonté était posé au frais dans le
sable où l’on dansait et criait, loin de l’agitation de la route. L’ambiance était parfaite et la
lune semblait faire fuir tous les nuages.
Je m’assis un instant au calme et soulevai quelques bouteilles. Elles étaient vides. Je les
sortais toute rapidement du sable. Pas une n’était intacte. Pourtant peu de personnes
avaient bus, cela se voyait bien.
Brusquement, j’entendis une respiration forte presque d’agonie. Une silhouette vacillante
apparut devant moi. C’était lui. A peine fit-il quelques pas qu’il tomba le visage en premier
dans le sable. Stupéfaite, je jetais un coup d’œil aux alentours et pris sa tête entre mes
mains moites. Je pouvais enfin examiner ce visage curieux. Relâché, il avait un air plus
naturel et accessible. Même pâle, il dégageait un immense sentiment de bien-être et de
libération étrange. J’étais bouleversée. L’alcool était-t-il son unique échappatoire, son besoin
vital pour changer de vie ? Notre silence nous reliait. Mes yeux dans ses yeux, j’admirais son
extase qui m’attirait de plus en plus.
Son visage avait besoin d’un cœur et je lui offrais le mien. Comment pouvais-je lui résister ?
J’entendis dans un souffle « embrasse-moi ». Presque ensorcelée, mes yeux se forçant à
rester éveillés, ne le quittaient plus. Un charme effrayant émanait de sa transpiration.
Ce n’était pas le dégoût mais la pitié qui démangeait mon cœur. Sans réfléchir davantage, je
posai mes lèvres contre les siennes. Nos visages ne firent plus qu’un. Aucune sensation ne
s’en suivit. Je m’évanouis.

Je me réveille, en sueur, sur mon lit, il est tard. Que s’est-il passé ? Je cours dans les escaliers
et pousse la porte d’entrée pour ne croiser personne. En arrivant, le cours de théâtre
commence à peine. Je me prépare en me remémorant les premières lignes. Cela ne me pose
aucun souci, je suis habile et expressive avec les mots. Même le texte est aussi bien appris
que mon propre nom. Aussitôt, le professeur m’interrompt : « Tu te moques de moi ? Il n’y a
pas d’émotions ! Tu parles comme un automate. Reprends voyons » dit-il en riant, dubitatif.
Ma bouche semble avoir des difficultés à s’ouvrir.
Une sueur froide m’envahit.

Mes jambes affolées se ruent aux toilettes. J’ose à peine me regarder dans le miroir.
Ma peau si lisse et blanche, devient à mon touché, rugueuse, dure et jaunâtre. Un gout de
fer et de sang me monte à la bouche. Je crache en furie cette salive amère.
Ma langue se remue dans tous les sens. On m’a empoisonné ?
Je hurle. Aucun son ne sort. Ma gorge reste crispée d’angoisses. Le miroir reflète ce visage
qui n’est plus le mien. Mes émotions seront-elles à jamais emprisonnées dans les tourments
de mon âme ? Horreur. Les traits de mes rides s’effacent. Mon visage est massacré par un
autre. On me l’a volé ! Je ne me reconnais plus.
Je me griffe jusqu’au sang mais aucune douleur ne m’affecte. Seuls des lambeaux de peaux
tombent en me brûlant les mains. Je mue ! je ne suis plus humaine ! Je ne rêve plus !
Mon visage se transforme devant mes yeux et dans ses veines maudites.
Comme si mon visage devenait un...un masque !

Je m’enfuis jusqu’à la rue de mon université. Je le vois : le voleur de vie. Pour la première
fois, il déambule encerclé par ses nouveaux amis, en riant vivement.
Il jouit pleinement de la vie retrouvée.
Je m’avance vers lui avec le courage du désespoir. Il a un beau visage expressif, ce visage qui
est le mien. Arraché en consolation, il semble renaître de nouveau. J’entends, ma haine qui
bouillonne mais qui ne peut pas crier. Je l’agresse, mon coup de poing enragé lui fracasse la
figure. Je veux, que mon regard traduise l’aboiement d’une vengeance.
Mais c’est une voix monotone qui se fait entendre. Je veux le dénoncer au monde entier.
Un monde aveugle de l’ignorance même ?
« Qu’est-ce que tu as fait. Réponds. Pourquoi m’as-tu embrassé. »
« Mais elle est complètement folle ! C’est quoi ton nom d’abord ? »
Silence. Je ne sais plus. Je ne peux pas.
Peureux et gêné, il prend vivement son sac et part presque en courant vers son groupe
d’amis. Je suis perdue, je renais d’une vie morte et volée. Je cherche quelque chose du
regard, un endroit, une cachette, un sens.
C’est l’arrêt de bus qui m’appelle. J’y vais.
Je suis sur le point de monter lorsque je remarque une fine silhouette sur le bord de la route.
Un homme est seul et accroupit au sol en train de pleurer. Je m’agrippe sur l’un des sièges
du bus mais la folie me rappelle à l’ordre. Il n’y a plus d’illusion, plus d’échappatoire.
Trop de doutes fragiles, nourrissent l’esclave déjà soumise. Je glisse et bascule sur le dos.
Le bus repart sans moi. Mes signes de mains brutaux et malheureux ne suffisent pas à
l’arrêter. Je cherche des yeux un repère, comment me venger... comment me sauver ?
Mais bien sûr ! Je ne peux que le rejoindre.
Je lui parle, d’une voix forte, presque mécanique et irréelle.
« Arrête de pleurer. Tu n’as plus le droit »

- Perline Dufoix

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