N67: Derrière le masque
MANUSCRIT N°67
Derrière le masque
Adulte
DERRIÈRE LE MASQUE
Il est 13 heures, Julien ouvre son frigo : vide ! La situation n’est pas mieux du côté du
placard. Depuis plusieurs jours qu’il ne sort plus, il ne fait que manger. Tout y est
passé, même les légumes qu’il n’aime pas et les fruits abîmés, les yaourts qui avaient
traîné et les restes de pâtes. En temps normal, il serait descendu au kebab du coin de
la rue, mais par ces temps de précautions extrêmes, tout est fermé, même ce recours
ultime pour manger.
Il faut dire que lors des quinze derniers jours – et des dernières nuits –, il n’a fait que
visionner des vidéos sur son ordinateur et correspondre avec ses amis sur Internet.
La souris dans une main et une fourchette dans l’autre. Pas envie de sortir et puis,
pour quoi faire ? Malgré les appels quotidiens de sa mère pour lui faire des
recommandations sur ce qu’il doit faire et ne pas faire, il s’est laissé vivre.
14 heures, il se décide à sortir. La faim au ventre, il dévale les quatre étages des
escaliers avant de se rendre compte qu’il l’a oublié. Zuuut, le masque ! Cet objet
devenu essentiel en si peu de temps, il est hors de question de sortir sans. Et
pourtant, cela lui a coûté au début un sacré sentiment de honte de le porter, lui
d’habitude si soucieux de son apparence. C’est vrai qu’avec ses cheveux ondulés et
ses yeux ourlés de longs cils, il est plutôt beau gosse et a bien conscience de son effet
sur les filles. Mais la première fois qu’il s’est vu avec ce morceau de tissu plissé sur le
visage, il a vraiment cru que sa réputation était en jeu, et avec elle son avenir
amoureux. Il faut dire que Julien est ce qu’on appelle un conquérant, toujours à
l’affût d’une jolie proie qu’il pourrait ajouter à son tableau. Sûr de lui, c’est un
chasseur qui sait toujours repérer les belles oies blanches.
Julien remonte les escaliers, furieux contre lui et contre… les escaliers. Au bout de
deux étages, force est de constater que le souffle lui manque. Il a du mal à y croire :
ces quinze jours écoulés entre ses quatre murs auraient donc suffi à lui faire perdre sa
forme, lui qui pouvait se targuer de gagner toutes les courses à pied du lycée !
Dehors, le soleil brille, et pourtant il n’y a personne. Le quartier, d’ordinaire animé
avec ses cafés et ses bars remplis d’étudiants, est désert. Un frisson lui parcourt
l’échine. Il ne s’était pas rendu compte de ce que signifiait vraiment cette crise. Isolé
de la réalité par ses occupations du monde virtuel et distrait par les blagues
quotidiennes tournant l’épidémie en dérision, il prend soudain conscience de ce qui
est en train de se passer.
Apercevant sa silhouette dans une vitrine, il s’arrête pour se regarder. Ses cheveux
gras et son début d’embonpoint lui font l’effet d’un électrochoc. Merde, mec, tu vois
à quoi tu ressembles ? Il peine à se reconnaître. Où sont passées sa prestance, son
allure de vainqueur et son élégance de battant ? S’il pouvait seulement se débarrasser
de ce masque ridicule, mais sa mère lui a tellement répété qu’il devait absolument le
porter chaque fois qu’il sortait…
A quelques mètres devant lui, un homme marche à sa rencontre, comme perdu dans
ses pensées. Arrivé à sa hauteur, il s’éloigne ostensiblement de Julien et baisse les
yeux. Julien s’arrête tout net. Dans cette ville aux millions d’habitants, pas un bruit
ne filtre. Le silence, combiné à l’indifférence du passant, le glace. Pris de panique, il
hâte le pas en direction du supermarché et aperçoit alors une longue file de gens
devant la porte. A dire vrai, il ne s’agit pas d’une file mais d’un chapelet de
personnes soigneusement éloignées les unes des autres, dans un silence de mort. Il
n’en croit pas ses yeux, cela ressemble si peu à l’ambiance habituelle du va-et-vient
désordonné des clients ! Julien se range lui aussi dans la file. Le plus surprenant est
cette atmosphère sépulcrale qui lui rappelle l’enterrement de sa grand-mère. Les
yeux baissés et la bouche recouverte d’un masque de protection, les gens ont un air
grave de recueillement. Chacun a respecté la consigne, et chacun est donc seul,
enfermé en lui-même sans oser regarder autour. Comme si le virus pouvait se
transmettre par les yeux…
« C’est plus flippant qu’un film d’horreur », se dit Julien alors que le calme convoi se
dirige lentement vers la porte d’entrée. De toutes les histoires de fin du monde qu’il a
pu voir au cinéma, celle-ci est franchement la plus effrayante. Il en a la chair de
poule. Les minutes et les quarts d’heure passant, le voilà à l’intérieur du magasin.
Tout est prévu pour que les clients soient les moins nombreux possible et ne se
croisent pas dans les étalages.
Julien est un peu perdu dans ce supermarché qu’il connaît pourtant par cœur. Tous
les employés sont masqués et restent concentrés sur leur travail. L’un d’eux,
d’habitude jamais en reste pour faire rire ses collègues, a le visage fermé et ressemble
à un zombie. Comme une armée face à un ennemi, tout le monde maintient la
distance recommandée.
Après les bières et les plats préparés, Julien se dirige tout naturellement vers le rayon
des pâtes. Ce n’est pas parce qu’il a pris un peu de ventre qu’il va se priver. Bon
sang, on dirait qu’il ne reste presque plus rien ! Il s’approche du dernier paquet de
spaghettis et, au moment où il tend le bras pour le prendre, une autre main s’apprête
à s’en emparer. Machinalement, Julien repousse la main et met un peu plus de force
dans son geste. Il était là le premier, le paquet ne va quand même pas lui échapper !
C’est alors que l’autre main saisit la sienne. Elle est fine et baguée, mais son emprise
est ferme. Dans un réflexe de survie, Julien est bien déterminé à ne pas se laisser
faire. Il repousse vigoureusement la main avec énervement, puis relève brusquement
la tête et lève les yeux pour identifier son propriétaire. Son agacement retombe d’un
coup lorsqu’il voit devant lui une charmante jeune blonde aux cheveux longs. Elle
doit avoir son âge et ressemble à un ange. Ses yeux bleu-vert le regardent fixement
mais avec une grande douceur et, derrière le masque, sa bouche lui sourit.
- Isabelle Baillet
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