N62: La page blanche
MANUSCRIT N°62
Derrière le masque
Adulte
LA PAGE BLANCHE
Mes yeux s'étaient égarés, doucement.
Dans une chorégraphie discrète, ils avaient glissé, rampé au creux des ombres jusqu'à se
perdre à ma conscience.
Combien de temps depuis ?
Le silence.
Combien de temps encore ?
Le silence.
Rien que le silence, insolent.
Pas même l'écho de mes cris.
Tout est trop vaste.
Rien ne me revenait.
Rien, sauf ce silence de mort.
Pourquoi rien ne me revient ?
Un bruit de tombeau dans la tête, mais sans le cris des damnés.
Et moi, je me tenais là.
Puis en suivant mes yeux, j'ai compris.
Sans m'en rendre compte, ils s'étaient sauvagement agrippés à mes mains et scrutaient
minutieusement ces petits bouts de corps remuant sous mon nez.
Je savais.
Je suis resté longtemps comme ça, béat, à fixer mes paumes comme pour la première
fois. C'est fou, tout ce que ça nous apprend, une paire de mains. J'ai vu ma peau ridée et
fine, sa pâleur laissait deviner tout un réseau de veines enflées, dont on pouvait, sans
grande difficulté, suivre l'itinéraire. En un coup d’œil, j'avais tout compris. Je vivais, je
vivais depuis longtemps, et mon enthousiasme bénin de constater ma propre vie fut très
vite détrôné par une violente langueur. J'étais maintenant paré d'une certitude : jusqu'ici
j'avais vécu. Mon existence prenait racine dans un passé lointain et fuyant, pourtant, ma
mémoire sonnait creux. Comment avais-je pu être tout ce temps, pour n'en tirer
aujourd'hui que du vide ? C'était comme un « pshiiit » dans mon crâne. Un robinet qui fuit.
Les doigts glacés de l'ignorance m'avaient saisi au cou.
En un instant, j'avais pris conscience de mon plus grand malheur, et je n'avais plus dans
les bras que l'étreinte d'une nostalgie profonde d'un passé arraché.
Soudain pris d'angoisses, je me redressai d'un bond. Mes pupilles ayant enfin lâché prise,
je scrutais le décors, tentant de récolter quelques indices sur ma propre existence. Je me
sentais comme un détective objet de ses propres investigations. J'étais dans une sorte
d'atelier, des outils de bricolage et de peinture semblaient avoir été semés sur un parquet
poussiéreux. Mon attention fut retenue par une collection de petits pantins sculptés en
bois, regroupés sur une table. Il y en avait une vingtaine, d'une diversité étonnante, autant
dans le style de sculpture que dans les personnages en eux-mêmes, tous de tailles et
d'âges différents. Il y avait même quelques animaux. En saisissant l'objet, j'observais un
mécanisme de fils, mobilisant chacun une articulation mouvante pour donner vie à l'être
de bois. J'ai souris.
Puis j'ai posé mes yeux ailleurs, et j'ai aperçu un petit bureau au fond de la pièce. C'est
toujours intime, un bureau. En m'approchant, je remarquais une pile de livres et de
carnets, dont les nombreuses annotations me firent penser que j'avais flairé une piste. Par
dessus cette pile _qui tenait d'ailleurs plus du tas _ un bouquin en sale état laissait
apparaître des tentacules en couverture.
H.P.
LOVECRAFT
LE MYTHE DE CTHULHU
Ce mot étrange m'a fait sourire, « Cthulhu »...
Ma curiosité ayant été sérieusement piquée, j'ai retourné le livre pour y découvrir une
courte présentation de l'auteur
« Né en 1890 et mort en 1937, reclus, malade, misanthrope et éminemment matérialiste, il
transfigura sa haine de la modernité en une œuvre placée sous le signe de la peur, dans laquelle
l'homme se voit confronté à un panthéon de dieux des immensités cosmiques pour asservir la
planète. »
Super.
Je dois avouer que c'était inattendu. Je ne savais pas trop quoi attendre de l'ouvrage d'un
misanthrope éminemment matérialiste. Alors je l'ai ouvert, et j'ai laissé mes yeux parcourir
lentement ses pages;
Ça semble faire référence à une divinité ancienne pourvue d'un pouvoir sans limite.
Plusieurs témoignages y sont regroupés, et tendent à décrire une créature immense,
ailée, dont le visage couvert de tentacules ferait plonger dans la folie quiconque
l’apercevrait. Pris d'une curiosité frénétique, je me noyais dans les récits de ces différents
« témoins » de ladite créature. Plus je tournais les pages, et plus je sentais mes poils
frémir, mes muscles se tendre, tandis qu'une multitudes de frissons s'invitaient le long de
ma colonne. Saisi d'inquiétudes vis-à-vis de cette chose me semblant de plus en plus
palpable, j'avais presque l'impression de sentir le poids de ses yeux sur mes épaules.
Qui était donc ce Cthulhu ?
Etais-je membre d'une secte ?
Ce Lovecraft en était-il le gourou fondateur ?
L'humanité était peut-être en proie à un réel danger. Peut-être que vénérer la créature
était une forme d'aide ? Peut-être que son culte était voué à éviter une terrible
catastrophe ?
J'avais mal au crâne.
Et au dos.
Et aux reins.
En fait mon corps entier me faisait mal
****
Oublions Cthulhu pour l'instant, je veux bien sauver l'humanité, mais j'aimerais retrouver
mon identité avant.
En regardant les autres carnets, je suis tombé sur un album photos. Chouette trouvaille.
Il était presque vide. Aucune photo de femme, ou d'enfants, pas même un voisin . Je
faisais ainsi défiler miniatures d’œuvres d'art et paysages, jusqu'à trouver une scène
singulière. Je crois que je me reconnais, attablé avec un homme aux sourcils fournis, nous
jouons à un jeu de plateau. Je regarde l'objectif en souriant, un pouce vers le ciel. J'ai
beau me concentré de toutes mes forces sur son visage, je ne parviens pas à dissiper ce
brouillard sur l'identité de mon partenaire de table. Aucun air de famille entre nous. Il a une
mine fière qui ne me plaît pas trop.
Rien d'intéressant ici, visiblement.
J'ai reposé l'album, et j'ai fouillé dans le tiroir du meuble. Bingo !
Un manuscrit. Une sorte de journal intime, on dirait.
J'y découvre avec beaucoup d'étonnement les portraits des pantins, chacun nommé et
présenté. Il y a, par exemple, Christine passionnée d'astrologie et, Arthur futur vétérinaire.
Je crois reconnaître mon écriture. En feuilletant le carnet, une mot se détache et tombe
sur le sol. Je le récupère, me coince le dos dans un cri de douleur, puis lis son contenu.
« Cher étranger, qui porte mon nom ;
Comme toi, mes paupières se sont ouvertes sur un corps inconnu et vieilli.
Comme toi, un brouillard dans le crâne, j'ai traqué à l'aveugle quelques souvenirs trop
mûrs.
Comme toi, pour toute récolte, les chuchotis des ombres et le silence insolent d'une
mémoire mort-née.
Comme toi, le poids du vide entre mes bras.
Comme toi je suis né en ayant déjà vécu.
Comme toi, j'ai cherché dans ces meubles mes propres empreintes.
Comme toi j'ai déniché un monstre, puis je l'ai oublié.
Comme toi, on m'a arraché une famille, dans une vie consumée.
Et comme toi,
Je suis terriblement seul.
Qu'est-ce que la solitude quand même notre conscience n'est qu'une vieille étrangère ?
Quand derrière nos fenêtres grouillent des inconnus ?
Quand isolé des autres, nos souvenirs se font la malle ?
Quand notre propre visage n'a rien de familier ?
Quand même l'introspection prend les traits d'utopie ?
Une punition, dont on nous vole la faute...
Il n'y a pas de réponses.
Comme moi, tu ne trouveras ni pères ni fils.
Comme moi, tu ne trouveras pas à quel nom répondre.
Comme moi, tu ne trouveras que l'oubli, et tu te réveillera enfant chaque jour.
Comme moi, tu ne trouveras pas de fruits dans la brume.
Et comme moi,
Tu t'empliras de vide jusqu'à ce que ton corps entier sonne creux.
Mais, comme moi, tu iras le combler.
Pour répondre au passé, il te faut une histoire ;
Et qu'importe une vérité plus fugace que le rêve,
Puisqu'il plaît au ciel que nos songes se sculptent de le bois.
La voici, ta famille.
Le voici, ton passé.
J'ai enfanté un souvenir.
Je l'ai fait immortel, gravé en première page.
Notre cervelle défaillante prendra le relais.
Chaque fois qu'un nouveau-né, lira comme nous cette lettre écrite de ses mains ;
Comme nous, il saura quoi faire.
Les autres pages sont blanches, le bois est à foison ;
Notre histoire est en marche, tirons-là jusqu'à nous.
Te voici. »
Mes mots ont résonné sous mes tempes. Ils ont rebondi contre les parois de mon crâne,
se sont cognés, entrechoqués. Chaque lettre a implosée. Pour la première fois, j'ai cru
entendre ma propre voix. Ma propre voix, décrire chacune de mes actions, chacun de mes
maux. Me raconter que le passé et le futur sont vagues, et s'entrelacent doucement. Ils se
sont endormis, les bras mêlés. Il ne faut pas les séparer. On ne réveille pas quelqu'un qui
rêve. Cette boucle est indéchiffrable : je suis né vieillard, et je mourrai poupon. Je vois les
pantins danser sous mes paupières.
Il n'y a pas de réponses.
Dans cet élan, je me saisi du carnet, en laissai défiler les photos jusqu'à la prochaine page
page à remplir.
Désormais, je savais ce qu'il me restait à faire.
La page blanche s'ouvrit à mes yeux.
- Juliet De Rozario
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