N48: Meigs
MANUSCRIT N°48
Derrière le masque
Adulte
LAURÉAT
LAURÉAT
MEIGS
Ce type ressemblait à son bureau : un teint gris, des traits tirés. Les cloisons en fidèles assistantes
semblaient choper les mêmes rides que ses paupières. Ses gestes, son tweed, ses larges épaules
brassaient une légère brise de tabac froid. L’agent qui m’avait reçu n’avait tenu qu’une minute face
à ma déposition. Après des yeux ronds et quelques agitations il m’avait laissé entre les serres de son
grand manitou, livré en pâture à cette pièce exiguë devant une silhouette grise de lassitude policière.
- Vous êtes monsieur?
- Carat, Sébastien Carat!
Le type tripotait nerveusement un ticket de métro.
- Alors dites-moi M. Carat c’est quoi cette histoire?
- C’est ce matin… Je me suis réveillé avec la peau brûlante, une migraine qui tournoyait dans
mon crâne. Mon visage semblait figé par le sommeil et il y avait ce goût malsain et métallique qui
traînait sur mes lèvres. Et puis, j’ai vu mes mains, mes bras, du sang partout, craquelé, bordeaux, un
peu noirci par endroits. Ma chemise n’était plus qu’un sac écarlate scotché à mon torse par la
coagulation. Le pire c’était ma barbe, ma bouche, mes dents, noyées dans un masque de sang séché.
- Et ? Aucun souvenir?
Il avait roulé son ticket entre ses pouces et ses index.
- Rien ! Le trou noir. Répondis-je dans une grimace de dégoût. Rien jusqu’au début de d’aprèsmidi. En quelques secondes le fil des événements a refait surface, clair et limpide jusqu’au
cauchemar. Après plus rien, je ne saurais dire ce qui relève du réel ou du songe.
Le flic fourra le cylindre de carton entre ses lèvres.
C’est vrai qu’elles sont facétieuses nos mémoires. Parfois les souvenirs sont là, cachés dans un coin
du cerveau, bardés de tous les détails scabreux, tristes ou rassurants. Les images, les paroles se
retrouvent prisent en otages, confinées dans la profondeurs des synapses et soudain, par je ne sais
quel déclic, les voici qui s’échappent, s’imposent à la conscience au moment où l’on n’attendait
plus rien.
Hier, tout avait commencé avec ce carton d’invitation : un bristol crème aux lettres dorées. J’étais
convié, le soir même, au vernissage du nouveau coup d’éclat probable de Stéphane Meigs. En
quelques mois ce trentenaire sautillant était devenu le petit chouchou du microcosme parisien de
l’art contemporain. J’avais moi-même rédigé plusieurs articles sur ses expositions-flash, sur son
exubérance, sa folie communicative. Cette nuit, Meigs investissait un nouveau lieu : la galerie
Iceberg, un espace froid et chirurgical mêlant étrangement le frisson d’une morgue au caractère
contemporain d’un bar lounge.
L’agent de sécurité qui m’accueillit sur le perron de l’iceberg portait déjà la griffe de l’artiste :
contrastant avec la rigueur de son costume trois-pièces et la sobriété d’un nœud papillon l’homme
avait recouvert son visage d’un masque à l’effigie de Meigs. Un Meigs rigolard. Comme une mise
en bouche.
- Bonsoir, monsieur. Carton ? lança-t-il, la voix étouffée par son accessoire.
Je lui donnai le bristol et il m’indiqua une porte au fond du hall d’accueil : Nuage N°9.
Ce fut une vague blanche, une pièce livide qui s’ouvrit devant moi. Aucune œuvre sur ces murs
insolents, pas une toile, aucune de ces structures alambiquées dont Meigs avait le secret. Ne
subsistaient que deux îlots dans cet océan immaculé : un écran plasma au fond de la pièce, posé sur
un meuble d’appoint et -plus au centre- une gigantesque tablée de victuailles autour de laquelle
gravitait une douzaine de convives.
Une liane brune vint à ma rencontre.
- Sébastien, quel plaisir de vous voir ici, s’exclama-t-elle en tendant vers moi sa french manucure.
C’était Claudine Leroy, la pétillante déléguée au département culturel de la mairie de Paris. Une
sexagénaire toute en longueur, un sourire politique inamovible sur un teint hâlé illuminé en toutes
saisons par des tailleurs aux couleurs vives.
- Miss Leroy, répondis-je en esquissant un baisemain théâtral qui la fit glousser comme une
adolescente.
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Dans un tintamarre de musique classique l’écran plasma
s’alluma et Meigs nous apparut, l’œil plus malicieux que jamais.
- Mesdames et messieurs bonsoir ! lança-t-il à la manière d’un présentateur télé. Notre dernier
invité est désormais parmi nous et les festivités vont pouvoir débuter. Vous avez sans doute été
surpris par la blancheur glaciale de notre cocon vespéral. Les faits sont là, désormais vous êtes des
pionniers. Bienvenue à l’aube d’une humanité, bienvenue dans mon nouveau jardin d’Eden ! Le
jeune homme leva les mains au ciel. « Une terre vierge, une page blanche, un espace vide d’idées,
d’idéologies et de philosophies. Vous êtes les nouvelles Eve, les nouveaux Adam. Vous allez puiser
dans ce rectangle de vie, dans l’oasis des offrandes de notre mère nature et vous allez contempler
vos instincts, cette clé de voûte qui soutient l’édifice humain. Régalez-vous ! »
L’image se figea sur un sourire carnassier de Meigs qui déclencha une salve d’applaudissements.
Les convives attaquèrent le buffet. J’aperçus la barbe fournie d’Hervé Lussault, le rédacteur en chef
du fameux magazine léz’arts. Celui-ci, dans son style bourru caractéristique était en pleine
conversation avec un vieux collectionneur. Derrière eux c’était Estelle Rangod ; La toute nouvelle
directrice du musée d’art contemporain approchait sa large silhouette de la table. Son tailleur strict,
anthracite, s’ouvrait d’un ample décolleté sur une poitrine des plus généreuses. C’était plus qu’un
buffet qui s’étalait devant nous, c’était une véritable corne d’abondance : des canapés, des petites
croquettes de charcuteries aux bouclettes de beurre dorées, des fruits de mer, des vins, des cascades
de fruits frais, des terrines aux truffes, aux pistaches…
- Il est merveilleux ce garçon n’est-ce pas ? Me lança Miss Leroy, un toast au saumon à la main. A
la vôtre !
Je trinquai et acquiesçai d’un sourire. Tout notre petit équipage semblait aux anges d’avoir été élevé
au rang d’exécuteur par le trépident Meigs. Deux quadragénaires avaient rejoint Mme Rangod et
lorgnaient dans son corsage entre deux bouchées. Il faisait chaud, horriblement chaud. Miss Leroy
posa ses doigts sur mon avant-bras, elle remonta vers mon épaule. Son regard s’était grisé.
- Je vous adore mon p’tit Sébastien vous savez.
Depuis quelques minutes le flic s’était figé, attentif. Le corps entièrement mobilisé par le fil de mon
récit il avait abandonné son ersatz de cigarette qui avait roulé jusqu’à l’extrême bord du bureau. Son
visage s’était progressivement extirpé de la grisaille ambiante. Une flammèche d’appétit, d’intérêt
malsain pointait furtivement au fond de sa pupille.
Alors j’évoquai ce hurlement qui précipita tout le reste. Qu’il reste net à ma mémoire ce cri !
Un des quadragénaires venait de mordre Estelle Rangod à la gorge et une fleur écarlate commençait
à envahir sa poitrine. D’un mouvement carnassier le deuxième homme s’attaqua à sa joue et quand
la grosse femme tomba à la renverse ils étaient déjà quatre à soulever sa jupe. Ils plongeaient leurs
couteaux dans les cuisses charnues, découpaient l’épiderme, les chairs s’ouvraient, luisantes,
alléchantes. Je sentis mon cerveau bouillir, frémir. En un éclair Claudine Leroy empoigna mon cou,
les yeux vides. Ses mâchoires altérées recherchaient mon épaule. J’attrapai ses poignets et la
propulsai sur la tablée de victuailles. Les veines de son cou palpitaient, cette peau bronzée, brûlante.
Ces vagues rouges, cette chaleur collante sur mes lèvres… J’ose espérer que les bribes de souvenirs
que je conserve des quelques minutes qui suivirent ne sont que des constructions mentales, les
délires d’un esprits fiévreux en proie à un mal quelconque. J’ose encore l’espérer.
Mais ce matin, cette pellicule de sang dans le miroir, cette peau sombre qui cristallisait mon
visage… Était-ce là l’expression de mes profondeurs, l’empreinte des sourds échos de l’instinct qui
explosent dans nos rêves ? Cette peau était pourtant bien réelle et je l’ai retiré lentement à l’aide
d’eau chaude et de savon. Étrange impression d’écorcher une nouvelle réalité organique pour
reprendre mon masque du quotidien, celui du dessous, joues lisses, sourcils enrôlés de force par le
tumulte des obligations.
- Vous pourriez mettre tout ça par écrit ?
Il avait glissé vers moi un stylo et un formulaire.
Alors que je commençai la rédaction des faits il sorti de la pièce en emportant le combiné de son
téléphone fixe. Sans trop savoir pourquoi je lui embrayai discrètement le pas et me postai derrière
la porte, à l’écoute. Il patienta quelques secondes au téléphone, dos à la porte avant que la
communication ne s’établisse :
- Meigs ? C’est moi, j’en ai un autre ! Il est en train d’écrire.
- Grégory Parreira
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