N33: Elle
MANUSCRIT N°33
Derrière le masque
Adulte
ELLE
J’ai du mal à m’empêcher de la regarder. J’ai peur qu’elle finisse par le remarquer. Ou que
quelqu’un d’autre s’en aperçoive.
Elle sourit tout le temps, elle rit, elle est gentille avec tout le monde. Je ne l’ai jamais entendu
se moquer de qui que ce soit, ou dire quelque chose de méchant. Ça doit être la seule
personne du collège qui puisse parler à Boris et même l’aider sans devenir la cible des
prochaines railleries. Il fait tomber ses livres, lui, la risée du collège, celui que personne n’ose
approcher de peur d’entrer dans le cercle des malmenés. Elle, elle lui ramasse, lui rend avec
un grand sourire. Et tout le monde l’admire pour son geste. Même Axel, maître absolu du
collège et sa bande ne l’ont jamais chahutée. Elle est tout simplement intouchable. Et quand
elle défend Boris, Axel et sa bande arrête de le martyriser pour un temps.
Elle est là, incarnation parfaite de la joie de vivre, de la gentillesse et du positivisme. Elle
promène ses grands yeux bleus sur les élèves, elle sourit, adresse un mot gentil, et tout le
monde fond littéralement. La moitié masculine du collège est amoureux d’elle. La moitié
féminine rêve de lui ressembler. Être jalouse d’elle ou lui en vouloir de ne pas être amoureuse
de soi est presque impossible tellement elle est adorable.
Si on regarde objectivement, elle n’a pas le type de la fille populaire habituel. Elle cartonne en
cours, en mode intello que les profs adorent. Elle est certes très jolie, mais loin du look
collégienne de base qui veut avoir la classe. Elle, elle assume juste les vêtements, les coiffures
qui lui plaisent, quelle que soit la mode. Elle ne teint même pas ses longs cheveux roux. Simple,
efficace, coloré. Un jour, elle a mis en place une collecte de protections hygiéniques pour les
femmes démunies. Et accroche toi, non seulement personne ne s’est moqué d’elle et de son
idée, mais en plus, la collecte a eu un succès de dingue.
Tout lui réussit. Elle est copine avec la moitié du collège, et l’autre moitié est sur liste d’attente.
On fait du surf ensemble le mercredi après-midi. Là aussi, c’est juste la coqueluche. Tous les
autres du groupe l’adore. Un mercredi, on est arrivé en même temps, elle sur son vélo moitié
déglingué – que quinze bricolo du collège ont déjà proposé de réparer, mais elle a refusé, avec
son élégance habituelle qui fait qu’ils ont quand même eu l’impression de l’avoir aidée – et
moi, à pieds, en sortant du tram. Elle a ralenti en arrivant à mon niveau, m’a fait un grand
sourire, et a commencé à discuter avec moi. C’est pas la première fois qu’on discute ensemble,
on se connaît depuis la maternelle. On a commenté le DM de maths et elle m’a demandé ce
que je pensais du dernier épisode d’une série qu’on regarde tous. Arrivés aux arceaux à vélo,
je savais pas quoi faire. J’attends qu’elle attache son vélo pour marcher jusqu’au car avec elle,
ou ça va la saouler ?
Mais comme elle semble lire dans les pensées de tout le monde, elle m’a dit : « Tu m’attends ?
J’en ai pour deux secondes. » Elle a sorti son cadenas, et on a marché jusqu’au car en se
répétant les gags de notre série préférée. Et ce jour-là, je me suis retrouvé à côté d’elle dans
le car. On a discuté tout le long, d’abord de tout et de rien. La vie de collégiens. En la regardant
droit dans les yeux pendant qu’on parlait, j’ai remarqué qu’elle avait des petites tâches dorées
dans le bleu de ses iris. Comme si ses tâches de rousseurs continuaient dans ses yeux. Et puis,
par moment, quand on arrêtait de parler un court instant, j’ai eu l’impression que son regard
trahissait une infinie tristesse, un poids lourd à porter. Beaucoup trop lourd pour des épaules
de collégienne.
Alors, j’ai essayé de dévier un peu la conversation. Pas de parler uniquement de trucs
superficiels, comme la dernière chanson à la mode ou la piste qu’on préférait dans la station.
Elle a tout de suite embrayé. Et on a discuté pendant trente minutes d’écologie, de social, de
dégâts du capitalisme, de féminisme, de droits des animaux. J’ai vu son regard, ses expressions
changés. Elle restait douce, gentille, positive. Elle était aussi outrée, engagée, désabusée.
En sortant du bus, elle a effleuré ma main. Ça m’a fait sursauter. Elle m’a glissé à l’oreille «
Merci. »
Et aujourd’hui, je peux pas m’empêcher de la regarder. Est-ce que c’est vraiment elle ces
sourires et ces rires ? Est-ce que c’est un masque ? Ou est-ce qu’elle réussit la prouesse d’être
à la fois consciente de la médiocrité du monde dans lequel nous grandissons, tout en gardant
une infinie gentillesse, en étant toujours fidèle à ses valeurs, et heureuse de vivre à en coller
le tournis ?
En sortant du collège, dès que j’ai été seul, elle s’est glissée à côté de moi et m’a adressé un
immense sourire. Il était un peu différent, comme encore plus sincère que d’habitude. Avec
tout le naturel dont elle seule sait faire preuve en toutes circonstances, elle m’a demandé si
je voulais bien aller goûter avec elle. J’ai dû faire une tête de limace déshydratée, parce qu’elle
a tout de suite ajouté que si je ne pouvais pas ou que je n’avais pas envie, il n’y avait aucun
problème, qu’elle comprendrait. Bien sûr que j’étais d’accord. Elle m’a pris le bras en souriant,
comme elle le fait tout le temps avec tout le monde, et m’a dit qu’on allait manger des glaces,
dans une boutique artisanale qui emploie des personnes handicapées, qu’elle était sure que
ça me plairait. Ça m’a même pas étonné qu’elle veuille manger des glaces au mois de Janvier.
A table, on a naturellement continué notre discussion du bus. Au bout d’un moment, on s’est
tu. Sans être gênés, juste pour prendre le temps de bien caler en nous tout ce qu’on venait
d’échanger. Et puis, elle a dit d’une voix douce « J’aime bien discuter avec toi. C’est pas
souvent qu’au collège je trouve des gens qui s’intéressent à autre chose qu’à leur p’tit nombril.
J’ai l’impression de pouvoir être complètement moi. » Elle a éclaté de rire, et a déclaré que
définitivement, son parfum préféré, c’était noisette.
- Gaëlle Gibert
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