N27: C'était bien vrai,ce qu'on racontait ?

MANUSCRIT N°27
Derrière le masque 
Adulte

C’ÉTAIT BIEN VRAI, CE QU'ON RACONTAIT ?

Elle était là, la vieille église. Elle était là aussi, la vieille femme. Et l'île rageait ses souvenirs sur les rochers usés comme ses mains. Un fichu sur la tête, sous un vent qui soulevait sa jupe, la vieille Antoinette venait chaque année derrière ces murs abandonnés, sa jeunesse était cachée sous les pierres de l'ancien porche, sa jeunesse lointaine, une jeunesse heureuse. Joseph était encore avec elle.
Elle marcha lentement, sa canne tapant sur les cailloux du sentier ; elle se rappelait le cortège de son mariage célébré dans cette petite église. Elle entendait encore les pas des sabots du cheval traînant la charrette où elle se tenait fière, habillée de noir selon la tradition de l'île. 
Soudain, un bruit se fit entendre dans les genêts, un homme surgit. Tout d'abord, Antoinette eut peur, elle pensa à un vagabond, pour une vieille femme seule, c'est dangereux.  
Mais un sourire égaya son visage, elle reconnut l'ancien sacristain, cet homme si dévoué à la paroisse, cet homme si chaleureux quand les enfants du catéchisme arrivaient en piaillant des ave maria plein la bouche.
L'homme ne la reconnut pas tout de suite. La vieille avait tellement changé. Son mariage était si loin. Mais la fine mouche d'Antoinette lui remit ses souvenirs dans la tête en lui criant :

« Salut, Jean, tu ne me reconnais pas ? Antoinette, l'épouse du Joseph ! Tiens, regarde, j'ai toujours la photo sur moi. »

Elle plongea les mains dans son sac et sortit un papier jauni. 

« Regarde, là, c'est moi en mariée, à côté du Joseph. Là c'est mon père, tout souriant. Là, c'est ma mère, si heureuse de savoir sa fille casée avec le meilleur homme de l'île. Mais dis, là, c'est pas toi, tout fringant, à côté du curé ? Mais tu ne regardais pas le photographe ! Qu'est-ce que ce visage tourné ? C'est-y pas que tu me regardais, dis donc, le Jean ! C'est bien vrai, ce qu'on racontait dans tout le village ? Que t'étais amouraché de moi ? Et que t'en voulais au Joseph ? Aurais-tu été jaloux même dans cette église ? Sois sérieux, le Jean, pour une fois ! Dis-moi si c'est vrai. »

Le Jean, devant la photo, ne savait plus quoi dire. Il commença à bégayer. 

« Tu, tu sais, l'Antoinette, je n'ose pas, je n'oserai jamais te le dire. Mais, par contre, avant ton mariage, je t'ai écrit et je ne t'ai jamais envoyé la lettre, c'était trop dur pour moi. Mais tu vois, maintenant, j'ose. Cette lettre, je l'ai toujours gardée sur moi, et fichtre bleu, ben, la voilà. » 

Et Jean sortit de son veston quelques feuilles racornies qu'il donna avec hésitation à l'Antoinette.

Celle-ci, rajustant ses lunettes, se mit à lire des mots simples, des mots de paysan, des mots qui touchent le cœur. Et la vieille lut la plus merveilleuse lettre d'amour qu'elle eut reçue, même du Joseph. 
Elle se mit à pleurer. Et le Jean, ne sachant plus quoi faire, la prit par les épaules, en la berçant doucement. Antoinette se laissa faire, il y a tellement longtemps que cela ne lui était pas arrivé, le Joseph était parti au ciel depuis tant de temps.

Alors, le Jean lui souffla dans son oreille : 

« Veux-tu m'épouser ? On est vieux tous les deux, on se tiendra chaud jusqu'au bout de cette satanée vie. » 

Antoinette soupira un bon coup. 
« V'là-t-y pas qu'il se prend pour un jeunot, le Jean ! Mais bien sûr, je veux, le Jean, je veux bien. » 

Le soleil descendait sur les ruines de l'église avec une lumière pleine de poésie, la même qui était dans les yeux du Jean et de l'Antoinette.

- Jacqueline Paut

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