N23: La harangue...et bas les masques
MANUSCRIT N°23
Derrière le masque
Adulte
LES HARANGUE...ET BAS LES MASQUES
Raté ! Raté ! Au beau milieu de sa tirade du troisième acte, il s’arrête brusquement. Le
trou ! Le vrai trou ! Celui que chaque acteur, même célèbre et adulé, redoute. Et aucun
souffleur dans la fosse, ils ont tous disparu des théâtres… ringards, trop chers ! Même pas un
partenaire en face de lui, susceptible de l’aider. D’un sens, tant mieux ! car c’est encore plus
déstabilisant de voir de près le visage de son partenaire se tordre d’anxiété. Une anxiété
redoublée par l’impossibilité de communiquer du fait de ce foutu masque imposé par le
metteur en scène. Cyrano oblige ! car la nature ne l’a pas gratifié, comme appendice nasal,
d’un cap, que dis-je… d’une péninsule.
Vraiment pas de bol ! C’est rare de bloquer au milieu d’un monologue, surtout d’un
classique comme celui-là. Cela se produit habituellement dans un dialogue un peu soutenu. Et
il fallait que ça arrive pendant la première, devant une salle comble, avec tous les critiques au
parterre ! Le pressentiment qu’il l’avait englué toute la journée se matérialise atrocement, là,
maintenant. On comprend pourquoi les acteurs sont si superstitieux.
Trente secondes de silence qui paraissent une éternité… Des secondes qui sonnent
dans sa cervelle comme un glas, avec une régularité à rendre fou. Un glas qui annihile sa
mémoire, lui ôtant tout espoir de retrouver son texte. Un glas qui l’empêche de voir ses
partenaires, tapis dans la coulisse, faire assaut de mimiques pour essayer de l’aider. Parce
qu’avec sa perte de mémoire, il met aussi en danger l’ensemble de la troupe !
La salle s’agite de plus en plus. Entre les raclements de gorge, on entend des petits
gloussements sous cape. Il n’y tient plus et, de rage, jette son masque au loin dans la salle :
« Ça vous amuse ? Vous veniez voir l’esclave se faire bouffer par le lion au milieu de
l’arène ? Ben, c’est gagné ! Vous saviez, hein !, que ce passage est l’un des plus casse-gueule
du répertoire. Avouez que vous le saviez et même, que vous avez un peu payé pour ça. Ben
voilà, vous l’avez, votre histoire à raconter dans les dîners en ville !
J’aimerais vous y voir, vous, avec vos gueules chafouines. Allez ! Montez sur scène,
que je rigole un peu moi aussi. Vous, là, le chauve du premier rang, affalé dans son fauteuil,
l’air hilare. Remuez-vous un peu les fesses et montez. Ah ouais ! On rit jaune maintenant…
Allez, l’escalier est là, à droite. Trois marches, c’est pas trop pour vous ? »
La salle est tétanisée. Plus personne ne rit ; chacun regarde la pointe de ses souliers.
« Alors, tout le monde se dégonfle ?
Et vous, les critiques professionnels, vous devez connaître le texte par cœur. C’est
votre boulot. Qu’est-ce que vous attendez pour prendre le relais ? Mais vous vous en foutez,
vous avez déjà un super-article pour demain. Vous pourrez me démolir à qui mieux-mieux. Et
vous pourrez même refourguer votre papier aussi bien au « Monde » qu’au « Courrier du
Larzac » ; juste quelques adjectifs un peu pédants à changer ! Vous vous ferez du blé sur mon
dos sans vous creuser le ciboulot. Allez-y, ne vous gênez pas ! Et vous pourriez au moins me
dire merci.
Et vous, là-haut, au poulailler, pourquoi vous ne dites rien ? Vous êtes pourtant les
premiers, d’habitude, à lancer des vannes ; même que des fois, c’est drôle.
Ah ouais, ça vous en bouche un coin qu’un acteur ait le courage de se rebeller ! Bien
sûr, vous allez me faire passer pour un dérangé, un psychopathe ou un dangereux gauchiste
mais ce serait trop facile parce que je ne suis pas le seul à penser ce que je vous crache
maintenant. Et oui ! il faut que vous réalisiez que c’est toute la profession des petits, des
obscurs, qui en marre de votre tyrannie, de votre sadisme, de votre secret espoir de voir le
funambule se casser la gueule de sa corde raide. Oh, bien sûr ! Si c’était Isabelle Huppert ou
Miche Piccoli qui avait eu une telle absence, vous leur auriez déjà pardonné. Mieux, vous
auriez peut-être pensé que ce trou était volontaire, pour mettre en perspective de façon
originale les intentions du personnage. Mais qu’un jeune presqu’inconnu, qui, de surcroît, ose
se lancer dans un « rôle du répertoire » plutôt que dans une comédie de boulevard, et se casse
la figure, c’est évidemment inadmissible. Qu’il aille se rhabiller, c’est bien fait pour lui !
Ce que vous n’avez jamais compris, c’est que moi, je ne suis pas un rond-de-cuir
derrière son bureau, à tailler ses crayons, que je n’ai pas une rente de situation, même pas un
CDD. Je suis un intermittent du spectacle. Un inter-mit-tent ! Vous savez ce que ça veut dire ?
Un intermittent, c’est un mec qui cherche du boulot en permanence et qui ne peut faire aucun
projet à long terme !
Pour vous, le théâtre, c’est un luxe que vous avez les moyens de vous payer à
l’occasion. Pour avoir des frissons, ou un peu de rêve, pour oublier pendant deux heures votre
petite vie mesquine. Pour moi, c’est du boulot, avec un peu de plaisir, c’est vrai, mais pas
toujours… Essayez de garder ça dans un coin de votre cerveau.
Et vous avez déjà essayé d’imaginer qui je suis vraiment, moi qui essaie de faire vivre
le personnage que vous croyez voir sur scène ? Que j’ai une vie à moi, une famille et peut-être
des gamins à faire croûter, à envoyer à l’école sans qu’ils soient la risée de leurs copains ?
Mais non, vous vous en foutez, vous n’avez pas payé pour ça ! »
Il s’écroule, en larmes, hoquetant, vidé. Alors, du cinquième balcon part une vague
d’applaudissements qui roule en s’amplifiant de salve en salve, d’étage en étage jusqu’au
parterre, remplissant tout le théâtre, des combles jusqu’au hall, d’un vacarme magnifiquement
assourdissant.
Emportés par l’enthousiasme ambiant, ses partenaires surgissent des coulisses,
relèvent leur héros, le portent sur leurs épaules. Un équilibre aussi précaire l’oblige à
reprendre ses sens pour ne pas se casser la figure, au sens propre cette fois-ci. Et soudain, il
saute par terre, souriant, regonflé et, après avoir lancé un regard complice à ses partenaires, il
hurle à la salle entière : « on recommence ! ».
Les applaudissements reprennent de plus belle. Les acteurs disparaissent quelques
instants dans la coulisse. Le rideau tombe. Personne ne quitte la salle. Le silence s’installe
immédiatement, un silence teinté d’une anxiété palpable. Va-t-il chuter à nouveau ? Mais non,
dès la première tirade, on sent tous les acteurs débordant d’énergie et de cohésion. Il ne peut
rien arriver, tous les spectateurs en sont immédiatement persuadés et leur sympathie, au sens
le plus fort du terme, ne cessera, tout au long du spectacle, de nourrir ceux qui leur donnent
tant de plaisir. Peu importe que la représentation se termine après le passage du dernier
métro !
Cette représentation fut un triomphe mémorable. Tous les journaux du lendemain
rivalisèrent de louanges à son sujet. Le théâtre d’accueil en fit ses choux gras et la garda
plusieurs mois à l’affiche. Le Tout-Paris se dût de s’y montrer. Encore maintenant, elle fait
partie des interprétations-cultes à propos desquelles certains ont la chance de pouvoir dire,
avec une fierté non dissimulée, « J’y étais ». Cette sensation de figurer parmi les « happy
few » leur a fait oublier depuis longtemps la facture salée du taxi qu’ils ont dû utiliser pour
rentrer chez eux !
- Bernard Langlois
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