N11: La main qui caresse
MANUSCRIT N°11
Derrière le masque
Adulte
Adulte
LA MAIN QUI CARESSE
Personne ne me trouve beau, et moi, je me trouve carrément laid. Pourtant lorsque
Charles et moi nous promenons le long du canal, les filles se retournent toujours
pour mâter. Je n’aime pas la compétition, cependant, j’aimerais savoir lequel des
deux elles admirent réellement. Personnellement, je préfère les jeunes filles mais
la vie veut que ce soit les vieilles qui m’adorent. En tous les cas, je sais me montrer
très avenant. Mon fanclub est donc plutôt féminin. Ceci ne me déplait pas, au
contraire. D’abord, et c’est toujours le même scénario, une fille commence par
s’intéresser à moi et puis, au fur et à mesure de notre interaction, Charles qui
attend sur le côté, me vole la vedette. Divertir ces dames est chose simple quand
on manie les mots avec autant d’aisance que lui. Sans Charles, je ne serais rien.
Pourtant il m’arrive d’en être jaloux.
Lorsqu’on développe comme moi, un complexe depuis son plus jeune âge, on se
construit une personnalité fondée sur tout un tas d’artifices et de faux-semblants
qui permettent malgré tout d’attirer l’attention sur nous.
Certains appellent ça le charme.
Moi, je préfère parler de ma beauté cachée car un œil extérieur jugerait plutôt que
mon strabisme me donne un air de Jean Paul Sartre. En plus con.
Ma démarche elle, me désespère. Sérieux, je roule des fesses. Et, mon odeur,
merde! Ma puanteur est 100% naturelle. Charles possède bien des parfums. Égoïste
Premium by Chanel lui va si bien. Si seulement j’étais assez grand pour pouvoir
attraper ses flacons perchés là-haut. Pas de chance pour cela non plus, ma petite
taille ne me donne pas ce privilège.
Glandeur professionnel, j’ai de grandes ambitions. Je rêvais d’être comédien.
D’ailleurs, Charles m’a amené passer une audition pour un rôle dans une publicité.
Sans succès…
Après de longues remises en question, je me suis mis à l’écriture. Au moins, dans
ce domaine, mon apparence physique ne me fera pas défaut. Mon nom est Horace
Winston. Je suis le chien de Charles. Carlin pure race. Mes admirateurs me
surnomment Boubouche.
C’était au 984 de la rue Rachel Est que nous vivions. Notre appartement se situait
au-dessus du restaurant La Banquise. Ouvert 24/7, des gens de partout venaient y
déguster une poutine. Deux catégories de personnes mangeaient là - des touristes
le jour et des fêtards la nuit. Les premiers venaient découvrir une institution
montréalaise. Les deuxièmes venaient éponger l’alcool consommé plus tôt sur le
boulevard Saint-Laurent. Les touristes fêtards, quant à eux, pouvaient faire d’une
pierre deux coups. Charles qui appartenait au deuxième groupe, celui des
débauchés, optait généralement pour la chaleureuse « Grecque » dans laquelle le
fromage en grain, ou fromage « coin-coin » (car il fait « coin-coin » quand on le
mâche) avait été remplacé par de la feta. Bref.
Cette nuit-là, même si la fièvre du samedi soir n’avait pas contaminé Charles, il se
tournait et se retournait dans ses draps, sans parvenir à fermer l’œil. Comme c’était
l’été et que la température était clémente, il enfila les vêtements qui patientaient
au pied de son lit pour descendre me promener. L’horloge murale indiquait 2 h 48.
Une fois qu’il avait respiré l’air frais de sa Marlboro Light, nous pouvions faire demi-tour pour remonter à la maison. C’est après avoir passé la porte d’entrée, le lobby,
appuyé sur le bouton d’appel de l’ascenseur, que nous avons entendu une fille
trébucher. De sa voix d’enfant, amusée par sa chute, elle cria à Charles de l’attendre
pour monter dans l’ascenseur tandis qu’elle ramassait quelques babioles tombées
de son sac.
Charles s’amusa de l’entrée fracassante de celle qui semblait être notre nouvelle
voisine, probablement étudiante. Alors que l’ascenseur passait d’un étage à l’autre,
je me suis approché pour la renifler de plus près et lui lécher les doigts. Derrière le
goût de rhum Appleton Estate Rare Blend 12 ans d’âge (simple supposition) que les
pores de sa peau laissaient s’échapper, elle respirait l’innocence gourmande de la
vanille, de la violette et de l’iris. Je suis incapable d’expliquer si c’était ce mélange
d’agrumes exotique ou alors, la manière dont son autre main me caressait mais je
me voyais déjà avec elle, sur le dos, les pattes en l’air à en réclamer davantage. All
night long. Pendant ce temps-là, Charles engagea la conversation :
« On dirait que tu as passé une bonne soirée », dit-il en ne regrettant plus du tout
son insomnie et cette petite escapade nocturne.
« Oui, c’était vraiment cool. J’ai un peu trop picolé par contre », répondit-elle en
riant d’un air complice.
« Où est-ce que tu étais ? »
« Dans un petit bar sur Mont-Royal. La Barraca, ça te dit de quoi ? » demanda-telle en donnant une tournure de phrase québécoise à sa question. C’était une façon
de faire de l’humour entre nouveaux arrivants français.
Alors que l’ascenseur arriva à l’étage de la fille, Charles bloqua la porte de
l’ascenseur avec son pied pour continuer de faire plus ample connaissance avec la
merveilleuse….
« Alice. Je m’appelle Alice. Et toi? »
« Moi c’est Charles. Charlie ou Carlos. Tout ce que tu voudras », dit-il avant de
poursuivre, en fixant ses yeux bleus et les petits plis sur son nez quand elle lui
souriait.
Il était hypnotisé. Il voyait ses lèvres s’agiter mais il n’entendait plus ses mots. Il
observait plutôt les traits de son visage, sa pâleur et les gestes délicats dans sa
manière de tenir son sac ou de replacer ses cheveux. J’étais moi-même hypnotisé
de voir Charles dans cet état. Il avait toujours été un excellent maître, dur mais
juste. Cependant, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’une créature comme
elle méritait mieux qu’un Don Juan comme lui.
Depuisleur rencontre, Charles et Alice échangeaient des iMessages, des Whatsapps
et des Snapshats, remplis d’émoticônes ridicules. Alice repoussait sans cesse la date
de leur premier rancard. Cette attente, alimentée par leur correspondance
enflammée, ne faisait qu’attiser son envie de la voir de nouveau. C’est sans doute
pour échapper à l’obsession qu’elle avait fait naître en lui qu’il décida cette
semaine-là de prendre un vol en direction de Tulum au Mexique.
En son absence, c’est Alejandro, notre concierge gay, qui m’accueillait dans son
taudis du rez-de-chaussée. Même si pour un tas de raisons ça m’emmerdait de
rester chez lui, j’allais aussi pouvoir être libre. En effet, Alejandro avait l’habitude
de laisser sa porte d’entrée ouverte afin de pouvoir entendre ce qui se passait dans
l’immeuble. Ceci me permettait de faire des va-et-vient pour me promener dans
les étages et les couloirs.
Je ne me laissais pas abattre par l’absence de Charles. Je développais donc des
projets. Par exemple, il m’arrivait de ne rien faire. Ça m’occupait. Sinon, je prenais
un plaisir quasi sociologique à observer les choses qui se passaient dans notre
bâtiment. Un élan, que je ne qualifierais pas nécessairement de pervers, me pria,
de regarder ce qu’il se passait du côté de chez Alice. La porte de chez elle avait une
drôle de particularité. J’ai vite remarqué qu’il y avait un trou dedans. Pas vraiment
un trou comme vous imaginez mais plutôt une sorte de cassure dans le coin de sa
porte, en bas à gauche. Bon, comme je n’étais pas du genre voyeur, j’ai juste
regardé par curiosité. L’angle était absolument direct et je ne pouvais voir que ses
deux petites socquettes blanches qui gambadaient sur la moquette grise de son
appartement. Je l’entendais murmurer un refrain : « La di di da di da fallin’ in love
with me…».
Je l’écoutais comme on écoute le chant d’une sirène.
Toujours par le trou, comme on observe dans un microscope, je vis sa main
descendre le long de sa jambe et s’arrêter au niveau de son talon. Elle retira une
chaussette, puis l’autre. Avant même que je ne puisse avaler ma salive pour ne pas
m’étouffer, une culotte rose bonbon, tomba au ras du sol. Je ne voyais que ses
jambes, avant qu’elle ne disparaisse entièrement dans la salle de bain.
Cette histoire me tourmentait. Je n’osais la raconter à personne.
Dès que j’essayais
de la raconter à quelqu’un, on me disait :
« Horace, tu es un vilain toutou ».
Effectivement, je m’en voulais de l’avoir observée ainsi. Et, en même temps, le désir
que je commençais à ressentir à son égard contrebalançait mes tracas. Et puis, je
savais très bien que lorsque Charles reviendrait, Alice tomberait dans ses bras. J’ai
vu Vicky Cristina Barcelona. Les triangles amoureux ne m’intéressent pas.
Boubouche Charles Montréal, avec Alice dans le rôle de Bardem, ça sonne mal. Je
ne suis pas égoïste. C’est juste que je ne partage pas.
Après avoir maitrisé mon impulsivité pendant plusieurs jours, je décidai d’y
retourner. J’y suis allé comme on va voir un spectacle. Cet air dans ma tête « La di
di da di da, fallin’ in love with me » me détendait alors même que j’avançais dans
le couloir pour m’approcher du fameux trou. Un gémissement me tira soudain de
ma rêverie. N’était-ce pas la voix d’Alice ? Puis, j’entendis comme un bruit de
ressorts de lit qui grinçait. Mon rythme cardiaque s’intensifiait, tic-tac-tic-tac, en
même temps que l’information remontait à mon cerveau.
C’est en vissant mon œil sur le trou, que j’eu une vision de claque. La scène sera
gravée à jamais sur le bloc-notes de ma mémoire, noir sur blanc. Quoi que je fasse
désormais ça me reviendra en flashback.
« T’es une grosse salope Alissa, hein ? » dit le type qui lui écrasait la tête avec son
pied tout en basculant son bassin frénétiquement.
Après avoir assisté à ce spectacle qui s’était soldé par un feu d’artifice en direction
du visage d’Alice. J’étais dégouté. Alors que je pensais sérieusement me jeter sous
les roues d’une bagnole, je l’entendis soupirer au loin :
« Tu laisseras l’argent sur la table de l’entrée en partant. »
- Daniel Aboudi
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