N75: Au lecteur inconnu

MANUSCRIT N°75
La Foule
Adulte

AU LECTEUR INCONNU

Aujourd'hui, donc, tu te lèves. comme chaque jour... Non tu ne rêves pas c’est bien de toi dont je parle. Tu te dis que si tu lis ce n’est pas pour te coltiner avec toi même mais plutôt sortir d’un monde le tien et que tu le connais celui là par cœur, alors pas besoin merci. Alors lecteur inconnu, je t’arrête et te parle de moi deux minutes pour te dire simplement que mon boulot à moi d’écrire si c’est vraiment un boulot certains en doutent, c’est exactement de transformer du quotidien du banal du connu pour en faire un récit, une épopée une aventure et tu n’es pas le plus mal placé pour inspirer un faiseur d’histoire, je te propose de te laisser aller tu verras jusqu’où cela te mène. Commence donc ton histoire, passé le moment de sidération. Tu vas être le héros d’une histoire alors cale toi bien dans ton fauteuil, c’est parti ! Tu te lèves comme chaque jour. Car tu as de la chance. Toi, tu as une raison de te lever le matin. Cette raison c’est la tienne différente d’un autre d’une autre et tu as le choix . Ton premier choix possible c’est que tu ne peux pas faire autrement, tu dois te lever pour gagner ta croûte peut-être as-tu une famille à nourrir ou simplement toi à t’occuper et c’est déjà beaucoup, ou quoi d’autre qui t’oblige ou fait nécessité. Le deuxième choix parlerait de vocation, d’accomplissement d’aboutissement quoi, un processus mûri, décidé, qui te permet de réaliser ton objectif peut-être même un rêve. A ce début du récit tu peux cocher 1 ou 2. Je t’entend d’où je suis demander s’il n’y aurait pas un choix différent. Et je dis non tu peux si tu veux lire Gala ou Images du monde et là tu rêves pas cher à regarder d’autres vivre une vie glacée devant les photographes. Oui tu peux aussi vivre/décalé auquel cas tu auras avant cette étape connu au moins quelques temps quelque chose de toi qui te parle encore. Bref tu coches, tu choisis, tu as le choix 1 ou bien choix 2, peu importe ici. Rien de dramatique, un simple jeu. Peu importe puisqu'il s'agit d'une fiction, tu fais semblant là, ce n'est pas pour de vrai, c'est de la littérature. Dans la vraie vie il se peut que cela influence tout de même quelque peu ton histoire avec des risques et effets secondaires: maladies professionnelles, usures, accidents du travail, baisse de l'espérance de vie, mais aujourd’hui dans notre situation, ne nous y arrêtons pas. Tu te lèves donc comme chaque jour, sauf éventuellement les samedis et dimanches mais ça je le dis vite parce que, au train où on va, même le dimanche va y passer, le samedi lui est déjà largement consacré à la consommation qu’elle soit festive ou alimentaire. Pour le dimanche surtout n'y vois pas une remise en cause de l'idée religieuse non, mais une optimisation hebdomadaire des forces productrices et des surplus consommatoires- moins de produits périmés plus de marge moins de délinquance car moins de fainéantise. Certes un peu plus d’attente dans les services mais accompagnée d’une petite musique douce et apaisante ou d’une voix d’hôtesse suffisamment exotique pour te faire rêver. Retiens ici l’idée qu’il s’agit d’activités collectives destinées à occuper les gens ensembles dans des flux contrôlables, loisirs transports occupations professionnelles, les « indépendants » restant soumis à la majorité. Tu vas te lever, c’est tôt, c’est dur mais comme tu as choisis, tu vas te lever, point. C’est vrai ça, tu te dis mais pourquoi ? Mais pourquoi tergiverser ? Il n'y a que toi qui t'oblige. Tu es sensible aux saisons et tout seul ou accompagné tu pourrais te laisser aller au charme des saisons que tu voudrais ne pas laisser passer ou si, laisser passer mais mieux en profiter, plus, un peu plus au moins, un peu plus que moins, et pour les mois les jours les heures pareil en profiter et l'heure à laquelle tu te lèves aujourd'hui, c'est la même que tous les jours mais là, aujourd'hui elle arrive vraiment trop tôt comme si elle n'était pas à sa place. Quelqu'un, va savoir qui, aurait chambouler l'ordre du temps qui passe. Cette nuit est passée vraiment vraiment trop vite et ce n'est pas exactement l'heure que tu imagines, celle qui te convient. Cinq minutes avant ou cinq minutes après n'y changeraient pas grand chose mais tu négocies quand même allez, trois minutes, c'est toujours ça, et tu y vas pour cinq parce que là tu as encore le choix. Et vraiment tu te dis bien sûr que tu es chanceux parce que une fois profité cinq minutes puis levé, tu as le choix toujours pour la douche ou pas, le petit déjeuner ou pas avec café ou thé ou rien puis encore le choix pour slip , caleçon, string, collant etc du bas jusqu’ en haut ou bien mettre et remettre les mêmes qu’hier si tu es moins chanceux et que tu comptes. Bien sûr tu choisis selon ton sexe que tu choisis maintenant si tu veux. Tu choisis là aussi, libre. Le choix est immense dès le matin et c'est pour ça que des fois tu es en retard et ce matin il ne faut pas être en retard parce que cette fois, le chef a dit ça commence à bien faire, c'est à dire que tu fais pas bien du tout et qu'il est colère parce que ça ralenti tout et la marge bénéficiaire et les bonus aux actionnaires. Alors tu dis non, pas le bonus des actionnaires parce que peut-être un jour ce sera toi, l'actionnaire, alors pas touche la marge. Et aussi l’assurance vieillesse, chômage, retraite et maladie, parce que toi aussi un jour tu seras chômeur, retraité, malade et vieux , coches les cases. Du coup t'as plus le temps, que de choisir de ne pas prendre le temps et tant pis tu verras dimanche avant qu'on ne le supprime. Comme tu as quelque chose à faire, tu sors de chez toi, un peu vite quand même, et oui, le temps passe si vite en te disant que tu as de la chance d'avoir quelque chose à faire , parce qu'il y en a d'autres qui n'ont pas cette chance d'avoir quelque chose à faire et qui font rien, rien de rien. 
Alors ils jouent au jeu du pointer/radier un peu comme je compte jusqu'à dix et si je t'attrape, ou ballon prisonnier tu prends la balle au bon, la prison à la clé si t'as pas de chance. Et quand ils sortent c’est tête baissée, démarche rapide pour faire croire qu’il y a un but à atteindre autre que le guichet et le numéro d’attente et l’attente puis remplir le formulaire et devoir revenir le mois prochain ou bien se retrouver comme toi avec quelque chose à faire mais attention à l’essai et pas rouspéter déjà content qu’il y ait quelque chose même si ce quelque chose il ne ressemble à rien qui pourrait te satisfaire ni même te convenir sinon au moins faire quelque chose, comme tout le monde. Et te revoilà comme tout le monde à sortir de chez toi. Une fois dehors le choix des possibles est encore énorme, mais il dépend d'un choix antérieur, celui de l'emplacement de ton intérieur. Tu as choisis ton intérieur en fonction de sa surface, de son prix, de ses caractéristiques architecturales, autres critères , oui ça peut-être financier si tu te sens gêné aux entournures des fins de mois : coches les cases correspondantes mais aussi en fonction de l'environnement extérieur. C’est important aussi l’environnement extérieur de ton intérieur. Dans quel extérieur as-tu mis ton intérieur? Peut-être le choix de ton activité extérieure est-il entré en ligne de compte, mais peut-être pas ? Peut-être as-tu voulu concilier plusieurs facteurs difficiles à concilier un peu comme un DRH d'entreprise qui doit prendre en compte le rapport coût/productivité/moindre frais/plus de profit pour virer une charrette d’improductifs ? Donc en bon comptable tu as choisi, disons un logement HLM abordable dans une banlieue qui le sera moins. Je tiens à signaler que tu es en train de vivre une expérience exclusive. Tu participes à un exercice de littérature participative dans lequel le lecteur que tu es, se trouve devant des options différenciées qui te permettent d'être pleinement acteur, actif de la narration. Par contre une fois ton choix fait c'est fini basta pour le reste de la lecture ce qui ne représente qu’une contrainte ponctuelle au regard du reste de ta vie. Dans la vraie vie c'est pour 5 ans, minimum ou vingt si tu as pris un crédit ou braqué une banque. Donc une fois dehors tu choisis un moyen de locomotion adéquat, et aujourd'hui tu vas marcher à pied avant de prendre un bus puis un métro, puis encore marcher car tu as fais le choix de ne pas avoir de voiture pour pouvoir partir un peu en vacances, pour la planète, par conviction, tu coches encore. Et puis, les embouteillages, les PV, le stress etc... et puis tu n'avais peut-être pas les économies nécessaires, d'ailleurs, peu importe, le résultat est là, tu marches à pieds, la tête un peu prise de ces premières minutes de ce nouveau jour qui sont avouons-le déjà bien intenses. 
Il y a donc, déjà, avant que tu ne croises le premier inconnu, tout un faisceau de possibles pour lesquels, vaillamment, hardiment, tu as mis une option. Mais tout ça c'est peut-être encore un peu fragile… Et dans ta tête déjà tu sens que c’est bien plein surtout le lundi, pas mal le mardi, mercredi j’te dis pas jeudi et vendredi ça commence à bien faire, un rien devient une goutte qui marque les secondes flic floc sur ton front, obsédante peut devenir la goutte de trop. D’ailleurs maintenant tu n’es plus seul-e non, te voilà dans le bain du matin, dense, certains matins plus moussus que d’autres ou chauds ou froids mais tu es une des gouttes de ce bain. Tu actionnes alors le pilotage automatique et soumets ton cerveau à un exercice délicat de défilement d’idées fait de et si et autrement et pourquoi pas qui ne font qu’obscurcir ta route , l’encombrer jusqu’à la saturation du possible à supporter. Tu es attentif à surtout rien ressentir du dehors te concentrer sur ton intérieur veiller à le garder entier malgré les pensées que s’insinuent dans tes failles. Tu anticipes peut-être un ailleurs meilleur, un autre différent ou te noies dans un passé sans cesse revisité. Et quand le type que tu croises, le premier que tu vois, de ce nouveau jour, parce qu’il te regarde avec un air , tu te demandes ce qu'il te veut celui-là, et pas bien plus tard un autre qui te passe sous le nez, il aurait pu regarder celui-là et puis pourquoi il me passe devant, comme si je n'existais pas, il me passe sous le nez non mais et puis quoi encore! Là tu peux avoir envie de crier, parce que si lui, ne se rend pas compte de tous les efforts qui t'ont amené à te retrouver là sur ce trottoir, démuni dans cette situation que tu as choisi certes, mais qui te dépasse un peu, il pourrait au moins avoir la décence d'être invisible, inexistant, inconsistant, petit mais tout petit avant que tu ne le transforme en... Et tu en es là de ta réflexion quand l'autre tu ne sais pourquoi, il dit:" Pardon" 
Et toi, tu ne sais pas pourquoi tu réponds: " Pas de quoi". Quel con, mais quel con je fais tu te dis, tu t'en veux de ne pas avoir été jusqu'au bout… Jusqu'au bout de quoi? quel bout d'ailleurs? Rien, laisses tomber tu te dis pour toi tout seul, laisse tomber. Et cette seconde là, où tout redescend tout au fond tu ne sais pas comment , mais elle s'enfouit dans tes entrailles, elle te ramène à ton éternité. Tout à coup tu es dans un champ de mitrailles, sous les obus, mais tu sais que tu dois avancer, trancher, parce qu'on t'a dit que de l'autre côté c'est le champ où, tu sais, le blé va pousser, planter par des milliers de mains amies, unies par le même espoir du lendemain meilleur. Regarde, tu n'as qu'à traverser le champ d'oseille c'est un peu long mais tu verras, On y arrive, d'ailleurs tu es presque arrivé. Et quand tu lèves la tête c’est toi que tu vois là contre toi et puis plus loin encore un autre qui te ressemble , non tu ne veux pas, pas comme moi, tu sais bien que si comme toi mais c’est pas supportable déjà soi c’est pas facile alors tu baisses la tête sur autre chose qui t’emmène plus loin de toi. Le travail c’est pour ça que tu y vas pour après plus tard quand tu auras enfin ton temps. Et tête baissée tu reprends la route devant derrière ça suit ça pousse ça porte. On y Va ! Ça ira ça ira ça ira, on y va ! L’étape du travail est un bonus gagnant pour l’au delà. L'oseille que tu transpires, que tu sues chaque jour, que tu pointes en arrivant et qui te braille des huit heures et des supplémentaires des ordres et des circulaires du faire autrement auquel tu ne comprends plus rien. Ça va vite et toi pas. Tu voudrais ralentir encore, savoir où tout cela les mène, et pourquoi toi, tu décroches? Tu le sens bien que tu décroches c’est pas comme toujours aujourd’hui pas comme d’habitude, ces questions et cette hésitation qui... Serais-tu différent ? Voient-ils seulement que tu es là? C'est incroyable comme tu te sens transparent, comme tes habits te protègent. Si tu étais nu, il en serait autrement. Tes habits te rendent invisible. C'est quoi ? Quoi cet habit d'ombre, qui te va si bien ? Tu es incognito, un dans la masse, qui ne fait pas d’ ombre. De la moyenne . Neutre. .Et ça va où tout ça, pressé ? Le mouvement rapide reste fluide, pas d'affleurement de peaux. Pas de regards, ; ça coule c'est limpide. Ni vague ni marée, mais grains de sable, prisonniers du sablier , qui , heure après heure, au rythme de renversements immuables, distillent grain à grain, une répétitive chorégraphie. Tu y vois alors des cygnes. Des milliers et des milliers de cygnes agonisants, tendant leurs cous démesurés dans un ensemble parfait. Ils tombent et se relèvent, puis tombent et se relèvent encore, les visages seraient plutôt contractés, les cous tendus, en interrogation. L'effort, les muscles vers ailleurs, déjà chauffés, souples, la tête est comme loin du corps , étrange contraste que ce visage fermé et ce corps qui ondoie. La mer est plate car c'est la mer ici. Une mer plate et sauvage, profonde qu'on y reconnaît rien, ni personne : marée noire. Des cygnes au long cou. Sur une mer plate et morte comme la terre plate humide et grise. Ce n'est que le début du dernier mouvement. Ils se savent condamnés, ils avancent parfaitement sans soubresaut, ni hésitation. Pas de résignation non,juste une interrogation. Ils savent où ils vont mais sans savoir pourquoi. Un but à atteindre, des objectifs à tenir, des quotas à respecter, vite vite et mieux, mieux toujours mieux et vite, ils tombent les uns après les autres dans les bouches des métros...les autres morts, terrassés…sans réponse, jamais. Terrassés. 
Ta vie, ton horizon, c'est simple, c'est ton choix, tu as le choix, tu es libre de tes choix mais choisis PLUS parce que c'est mieux que MOINS et que tu le vaux bien! Alors là, comme ça d'un coup, tu ne sais pas pourquoi c'est là. C’est tout et c’est là. Tu t'arrêtes et le gars derrière toi te regarde d'un regard, tu le vois à son œil, quand il te dépasse et tu souris alors tu cries. C’est un cri sourd qui vient de tu ne sais pas où, mais il sourd comme les passants qui passent et te dépassent. Rien n’arrête la marée. Soudain un vent du large... au vent tu vas… Ton cri te porte. Et le vide autour de toi qui se fait , magique. C’est magique. Tu veux être un/nu, remarquable. ... Aujourd'hui ce n'est pas toi qui tourne , aujourd'hui ce sont les autres. Tu as quitté ta route, immobile. Tout arrêté. Et tu es là. Et tu es bien. 
« Non, je ne sors plus ou alors à minima, à la supérette une fois semaine le matin tôt quand y’a personne et je rentre. Riz pâtes et sauce tomate des fois pizza ça dépend des gâteaux aussi avec le café mais pas toujours ; si je peux. Oui, je peux ouvrir les volets quand vous venez, mais je les refermerais dès votre départ. Parce que c’est comme ça que je vis, dans le noir que je suis mieux. Ne pas voir ni moi ni les autres. Non voir des gens non, un peu ma mère mais ça gave : toujours la même chose à quoi bon pour ce qu’ils comprennent. Ah oui j’ai travaillé bien sûr après l’école bof l’école, j’ai pas trop aimé. Mauvais souvenirs. Je voulais être actif voir du pays faire du sport c’est pour ça j’ai travaillé 5 ans c’était pas comme je croyais, j’ai arrêté. Non j’ai besoin de rien, ma télé est cassée ma musique aussi ; un jour d’énervement. Je vais voir pour la suite après, je sais pas quand j’y pense mais je flippe. Je sais plus quoi faire. Ça vous dérange ? » 
Une Terrasse, un café, regarder passer, arrêter, s’abandonner, là, pourquoi pas, tu te dis, Non je ne suis pas fou-le.
- Frédéric Peyre

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