N74: L'homme ordinaire
MANUSCRIT N°74
L'homme qui se tait
Adulte
LAUREAT
L'HOMME ORDINAIRE
« On ne risque rien à se taire »
Il s'appelle Henry. C'est un homme ordinaire. Le genre d'homme qui a atteint la quarantaine avec un ventre bedonnant sans être bidonnant. Un homme qui ne fait pas de vagues, quelqu'un sans histoires, sans affaires, sans tracas, discret... Invisible. On suppose qu’il est heureux, en tout cas, il n’a jamais dit le contraire. Tous les jours, il travaille... Il aurait aimé être sous-marinier, histoire de s'enfouir une bonne fois pour toute dans les profondeurs des océans et disparaître de la surface de la planète. Malheureusement, il est claustrophobe, et bien que l’idée d’être en paix le séduit, rester plusieurs mois dans un espace clos lui provoque des angoisses. Alors il a choisi un autre métier, un métier où ses interactions sociales pouvaient être limitées. Thanatopracteur : plus qu’un métier, une vocation, un mode de vie. Ses patients se taisent et lui aussi…
Tous les jours, il travaille…. Il travaille avec la mort, il travaille avec les morts. C’est un véritable artiste dans son domaine. Il sait mieux que personne, rendre beau ces êtres vidés de toute vie. Il les rend regardable, mieux que ça, il les rend agréable. Sa satisfaction réside dans le regard des familles qui admirent leur proche pour un dernier aurevoir, sans penser à la violence de leur dernier instant, sans discerner le teint livide et blafard, les marques éventuelles, et parfois même la putréfaction qui était pourtant bien visible avant de passer entre les mains d’Henry.
Henry est seul. Il a choisi sa solitude. Il n'a jamais été très bavard.... Enfin, il l'était, enfant.... Et puis là dans sa poitrine, dans sa cage thoracique, il renferme un lourd secret : il n'a jamais mué. Ça peut paraître idiot, mais pour lui, ça a tout changé. Lui qui a été si souvent moqué, victime de calembours et quolibets, il a fait le choix de se taire. Et ainsi beaucoup l'ont cru muet. C'est confortable le mutisme. Ça permet de se faire tout petit malgré son mètre quatre-vingt-dix. Ça permet de se faire oublier. Les gens finissent par ne même plus te regarder. Et puis ça évite les conflits. La confrontation, Henry n'aime pas ça. Avoir le courage de ses opinions, pas son truc non plus. D'ailleurs, pourquoi son opinion serait le bon ? Lorsque l’on a rien à dire autant le garder pour soi.
Au début, c'était juste par honte de cette voix qui ne lui correspond pas. Et peu à peu, c'est la lâcheté qui a pris le dessus. C’était tellement plus simple de ne rien dire, de faire comme si de rien était. De ne pas rentrer dans le débat, de ne pas lutter, de juste, se laisser glisser. Hors des conversations, hors des préoccupations. Il y a ceux qui se taisent, et ceux qui parlent trop. Entre être un paillasson ou un extrémiste, il a choisi.
Alors Henry se tait, comme toujours, comme tout le temps. Henry se tait, et ferme les yeux sur sa situation.
Lorsqu'on l'a doublé dans la queue du supermarché il n'a rien dit. Lorsque cet homme lui a volé sa place de parking sous ses yeux, il n'a rien dit. Il n'a rien dit non plus, le jour où sa petite voisine se faisait frapper devant chez lui. Après tout, peut-être qu'elle l'avait cherché. C'est ce qu'il s'est dit en fermant sa porte sur son petit nez. Il n’a rien dit lorsque les impôts ont prélevé pour la seconde fois à la source sa taxe d’habitation. A quoi bon ? Il n’avait pas l’énergie pour engager des procédures qui lui semblait vaines. Alors il serait à découvert. Et il ne répondrait pas quand son banquier l’appellera.
Chaque jour, en rentrant chez lui, Henry retire soigneusement ses chaussures, enfile ses pantoufles. Et commence son rituel. L’hiver, il allume sa grande cheminée, l’été, il ouvre la baie vitrée. Puis vient son cigare devant la télé. Il se rend bien compte que les infos qu'il voit ne sont pas toujours très impartiales. Il n’est pas toujours en accord avec les propos des chroniqueurs, ni même des politiques. Parfois, il pourrait se sentir presque révolté, mais il se ravise et préfère ne plus y penser. Que faire après tout ? Ce n'est pas sa toute petite voix qui ferait la différence, ce n’est pas un con comme lui qui allait changer la face du monde. Personne ne l'entendrait.
Alors Henry se tait, comme toujours, comme tout le temps. Henry se tait, et ferme les yeux sur sa situation.
Lorsqu’il a commandé sa blonde, et que la serveuse lui a tendu une bière tiède, il n’a rien dit, il a souri, il a bu, il est rentré. Il n'a rien dit lorsque la caissière lui a mal rendu la monnaie. Ça faisait une grosse différence, il n’a pas eu de mal à s'en rendre compte. Mais il a souri et il est sorti. Lorsqu’il a fait son contrôle de la prostate, que le médecin lui a enfoncé un doigt dans ses cavités, sans vraiment le préparer, Henry n’a rien dit, il a toussé. Il n'a rien dit non plus quand il a vu cette vieille dame, courbée, sur le trottoir se faire tirer son sac par un homme en scooter. Il n'a rien dit quand il a vu qu'elle se faisait traîner sur plusieurs mètres.
Alors Henry se tait, comme toujours, comme tout le temps. Henry se tait, et ferme les yeux sur sa situation.
Parfois Henry se souvient aussi. Lorsque ses camarades l’ont enfermé dans les toilettes de l’école. Il détestait ses toilettes à la turc. Il détestait ce pain de savon jaune bactérien. Il détestait ses camarades. Il avait tellement pleuré que lorsque le proviseur l’a libéré ses yeux était rouge et bouffi. C’est les allergies qu’il a dit. Et il s’est tu et il est parti
Alors Henry se tait, comme toujours, comme tout le temps. Henry se tait, et ferme les yeux sur sa situation.
Mais lorsque le chien du voisin le réveilla pour la troisième fois cette nuit-là... Il ne pouvait plus se taire...la goutte d'eau dans un océan de silence... Sa furie commença par un cri strident, long, à s'en faire saigner les tympans. C'est un orage de trente années qui s'échappe entre ses dents. Un hurlement à s'en décoller les poumons. Une colère silencieuse qui s'exprime enfin. Un peu maladroit, les mots ne sortent pas dans le bon ordre, tellement longtemps sans avoir eu à les aligner, sans communiquer, c'est comme si sa bouche avait oublié. Comme un animal, seul des sons traversent sa carcasse. Le chien aboie toujours - Henry aussi – Il dévale les escaliers de sa maison, fais un léger détour par sa cuisine, attrape son couteau de chasse préféré, même s'il n'a jamais chassé, c'est un cadeau de son père. Il s'arrête un instant, presque ému de cet hommage qu'il est sur le point de lui faire. Et toujours en criant il saute la mince clôture qui le sépare de son voisin. Il est dans le jardin. Face au chien. Les babines retroussées - Henry, pas le chien - il bondit sur lui - toujours Henry, sur le chien - et d'un coup sec, chirurgical, comme s'il avait fait ça toute sa vie, égorge le canidé sans pitié. Le goût du sang, des années de violence à rattraper, ça y est, Henry était lancé, sa démence amorcée.
Henry ne se tait plus comme avant, Henry agit désormais sur sa situation. Soudain, une petite chanson résonne dans sa tête, une chanson qui lui vient des entrailles et qu’il a envie de siffloter comme un hymne, la bande son de sa vie : « J’suis qu’un homme ordinaire, rien qu’un salaud exemplaire, mes lâchetés et mon indifférence font de moi un bourreau en puissance... » Alors quitte à être un bourreau, autant le faire avec panache. C'est pas bon le silence, la rétention ça bousille le cerveau. Mais le cerveau d'Henry avait sûrement déjà grillé... Sûrement au moment où il a mordu le chien des voisins. Il allait retrouver chaque personne face à qui il avait choisi de la fermer. Cette fois, c'est fini les enfants, Henry ne laissera plus rien passer. Le policier qui lui a mis une contravention la semaine dernière, la caissière qui ne sait pas compter, son patron, le directeur des pompes funèbres, le mec du scooter qui renverse les petites vieilles. Même ce mec, Jean, qui lui a volé sa seule chance de connaître l'amour. Jean, ce maudit Jean qui lui a volé Émilie... Et peut-être même qu'il irait jusqu'à crier dans des manifestations silencieuses, peut être même qu’il irait jusqu’à tuer Trump. Plus rien ne pouvait l'arrêter. Et il savait par qui il allait commencer. Tout le monde savait qui avait tué la doyenne du quartier pour voler sa petite pension qu’elle cachait dans son petit sac brodé. Tout le monde savait, mais personne ne le disait. On entendait chaque jour son scooter passer dans les allées. On pouvait même le voir cabrer sur sa roue arrière sur plusieurs mètres. Alors Henry nota les horaires. 21h40 serait l’heure du crime. Après tout, il n’avait qu’à respecter la priorité. Il l’a percuté, écrasé, et pour être sûr qu’il n’allait pas se relever, Henry enclenche la marche arrière. C’est marrant, on dirait un dos d’âne. Personne n’irait réclamer une ordure pareille. Peut-être que sa mère le pleurerait… C’était pour elle qu’il s’était mis à voler. Dommage pour lui, dommage pour elle. Henry nettoie son pare-chocs avec une peau de chamois et court se mettre au lit. Les sirènes de police le berce, et il tombe dans un profond sommeil, presque un coma. Sans rêve. On peut avoir les mains sales et la conscience tranquille, et c’est son psy qui le dit.
Henry ne se tait plus comme avant, Henry agit désormais sur sa situation.
Ce matin, aux Pompes Funèbres des Chrysanthèmes, un nouveau « patient » arrive. Quelle ironie du sort pour Henry. Nettoyer, rafistoler, rendre beau pour son dernier repos, une personne qu’il a lui-même saccagé. La boucle est bouclée. Finalement, son métier lui a donné bien des idées. Et surtout, Henry ne voyait plus que des corps. Il avait appris à déshumaniser les êtres vivants. Avec le temps, ces corps sans vies n’étaient plus que de la chair, rien d’autre. Des poupées de chiffons qu’il avait pour devoir de recoudre et maquiller. Finalement, prendre quelques âmes, il n’y avait pas de quoi en faire un drame.
Henry ne se tait plus comme avant, Henry agit désormais sur sa situation. Il devient méthodique, il ne se laisse plus aller à une simple folie. Une technique inédite pour chaque victime. A leur image, comme un hommage. Après tout, Henry n’est pas un monstre. Il donne à manger aux cochons grâce à cette agriculteur qui pratique la reproduction de masse, il rallume sa cheminée grâce à ce pompier qui battait ses enfants…
Sur un rythme nonchalant. Sur un rythme entrainant. Henry tua un prof de zumba. Il avait pour habitude de passer devant les pompes funèbres pour faire son jogging. Et cette façon de juger les non-sportifs, les non-musclés, a fini par l’agacer. Puisqu’il veut danser, il va danser. Jusqu’à l’épuisement. Henry se faufile dans le centre socio culturel où se tient ce cours diabolique et endiablé -Henry ET le cours- il repère sa victime qui finit son show. Toutes sa bande de femmes, sa bande de fans, se dirige vers la sortie. Dans la salle, seul reste Henry…. Pour changer de la zumba, Henry propose un nouveau thème. On va danser le MIA et comme dirait IAM : « Oh cousine ! Tu danses où je t’explose ? ». C’est une crise cardiaque qui l’emportera.
Henry ne se tait plus comme avant, Henry agit désormais sur sa situation.
Un soir de détresse charnelle, Henry chercha du réconfort auprès de ces femmes de joie, qui te font voir le bout du monde en quelques secondes, qui guérissent les hommes délaissés et blessés. Son métier a quelque chose en commun avec ces péripatéticiennes. Lui comme elles tâchaient de redonner un semblant de vie à des cas qui semblaient désespérés. L’endroit était connu. Il passa doucement sous le pont, devant les caravanes, épiant une de disponible, épiant une bougie allumée, épiant celle qui pourrait le faire vibrer. Il en avait vu une, un peu penaude, elle lui avait semblé différente des autres. Il l’avait choisi parce qu’elle avait les mêmes yeux qu’Emilie, il avait espoir de retrouver la chaleur de ses bras, l’espace d’un instant pour un billet de cent. Se perdre dans des draps poisseux, humer ses cheveux, retrouver sa jeunesse et ses rêves adolescents. Mais ses yeux n’avaient pas suffi, Henry avait le cœur trop mou, et pas que son cœur… Il a bredouillé des excuses. Elle a tenté de dissimuler son rire. Il a tenté de dissimuler sa frustration. Mais ce soir, Henry allait la retrouver. Elle ne l’a pas reconnu. Ce soir, c’était un homme de plus qui se cache derrière des lunettes noires et un chapeau trop grand. Il lui montre le billet, elle mord à l’hameçon. Il entre, et la douce se retrouve coincé. Dans un cousin froufroutant, il l’a étouffée. En pensant étouffer son rire, en pensant étouffer les moqueries à son sujet. Elle s’est débattue, elle essaya d’hurler. Il accentua la pression sur sa bouche rouge, ajouta un genou sur sa poitrine. Puis plus rien, elle a cessé de se débattre, son cœur à cesser de battre. Seuls ses grands yeux ronds écarquillés, injectés de sang étaient là, à le regarder. Une larme coule sur sa joue de porcelaine. Celle d’Henry. Pour la police, une victime de plus d’un détraqué, une histoire masochiste qui a mal tourné. Personne n’allait enquêter. Personne ne se souciait du sort des prostituées.
Henry l'homme ordinaire, l'homme mutique et solitaire, allait devenir l'homme le plus recherché, le plus meurtrier de la terre.
Henry ne se tait plus comme avant, Henry agit désormais sur sa situation. C'est chez Jean qu'on le pincera.
Tout ça à cause d’Emilie… Ils avaient 17 ans. Et quand tout le lycée le trouvait bizarre, elle lui souriait. A son anniversaire, elle l’avait même convié. Il était resté longtemps, jusqu’au dernier moment. Il l’avait aidé à ranger, il avait attendu le départ de tous les invités. Puis, enfin, elle lui avait pris la main, et ils étaient monté dans sa chambre. Toujours en silence, ils grimpaient les escaliers, son cœur en pleine extrasystole. Il lui avait fait l’amour cette fois et seulement cette fois. Personne n’en a jamais rien su. Le lundi suivant, Jean se pavanait avec Emilie à son bras. Il avait pourtant même pensé à lui faire des enfants. Pour elle, pour eux, il aurait même écrit des chansons. Il aurait troqué son silence pour des histoires au creux d’un oreiller. Il se serait révolté plus souvent, il aurait tapé du poing sur la table pour leur avenir, il serait allé manifester, gueuler dans des mégaphones, il aurait demandé une augmentation à son patron. Il aurait pu les aimer, il aurait pu s’aimer… Mais il a fallu qu’il y ai Jean, ce maudit Jean. Il n’avait pas pu lutter. Il avait une voix assurée, pleine de confiance en lui, à la limite d’être imbu de sa personne, Jean savait parler… En repensant à ce lundi bien gris, Henry saute dans sa Renault Fuego et fonce jusqu’à chez lui… Et tant pis pour les excès de vitesses, Jean méritait bien une contravention.
Il sonne à la porte. Cette porte, qu’il avait si souvent épié, dans l’espoir de croiser sa Emilie pour lui crier son amour. Il est tard, Emilie est surprise de le voir. Elle ouvre la porte sans se méfier, un peu hébété. Jean est sur son canapé, leur canapé. Pas le temps pour les souvenirs, pas le moment de s’attendrir. Jean se lève pour l’accueillir, Henry sort son opinel pour le faire faillir. La lame dans son nombril. Il l’éviscère, l’étrangle avec ses propres viscères. Emilie crie. Henry aussi. Le cœur de Jean entre ses mains, Henry essaie toujours de séduire Emilie. Elle n’aimera jamais Henry, elle avait eu pitié de lui, il y a bien longtemps. Emilie appelle la police malgré ses supplications. Il est trop tard, Jean succombe, Jean sombre, Jean est déjà dans la tombe. Et pour Henry c’est l’hécatombe.
A genoux, dans une mare de sang, les mains derrière la tête, une arme sur la tempe. Henry se tait, comme avant, comme tout le temps. Henry se tait, et prend conscience de sa situation. Il parviendra à formuler qu'une toute, toute, petite phrase pour sa défense... Et personne n'a ri en entendant sa voix. Une toute, toute, petite phrase, sans fin. Mais l'essentiel était là : "On ne va quand même pas changer le monde mais, en se taisant un peu moins..."
- Pénélope Mécréant
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