N65: Le bon moment
MANUSCRIT N°65
L'Homme qui se tait
Adulte
LAUREAT
LE BON MOMENT
Ce n'est pas le bon moment.
Cette pensée tourne en boucle dans sa tête. Il n'arrive plus à réfléchir. Et elle, elle parle, parle, n'arrête pas de parler. Il ne l'entend pas. Depuis qu'elle a prononcé ces mots, « j'aimerais qu'on fasse une pause. », il est devenu comme sourd.
Elle ne l'a pas dit comme ça bien sûr, de but en blanc. Elle a fait attention à ses phrases, a mis les formes, l'a préparé – est-on jamais préparé à ça ? Lui ne comprend pas. Tout se passait bien. Pas parfaitement évidemment, mais pas mal du tout. Et bien mieux qu'il y a quelques mois. Ils ne se disputent plus du tout même.
Le problème ce n'est pas ça, c'est plus compliqué. Elle a besoin d'espace. Elle le répète, « d'espace ». Elle l'a l'espace ; la maison est grande, il y a même un jardin. Et ils ne se voient pas tout le temps. Ils travaillent l'un et l'autre. Et puis, ce n'est pas le bon moment.
Il le sait, il n'a pas un caractère facile. Il s'énerve facilement, a du mal à exprimer ses sentiments, ses émotions et est un peu jaloux. C'est qu'il l'aime. Et il est allé voir un psy à sa demande l'année dernière. Ça n'a pas marché mais il serait prêt à y retourner si elle le voulait, il ferait tout pour elle. Faut qu'elle se souvienne de ça.
« ...Besoin de recul pour réfléchir. On a du mal à se comprendre, à parler. » Elle avance dans sa réflexion, continue à parler, regard baissé. Il la regarde. Quand elle est mal à l'aise, elle ressasse. C'est tout elle. Ça le ferait presque sourire. Il la connaît par cœur. Elle est tout pour lui. Et il est tout pour elle.
Elle le trouvait trop stressé, trop tendu avant. Il l'a écoutée. Il vient de changer de travail ; un boulot plus tranquille, plus près de la maison aussi. Mais il est en CDD, pas encore en CDI, ce n'est pas le moment de merder, ce n'est pas le moment de se faire larguer. Larguer oui ! Parce que bon, il la connaît l'histoire de la pause, on ne la lui fait pas à lui.
Ça devient difficile, elle ne peut empêcher les larmes de venir. Lui aussi a envie de pleurer. Ça fait longtemps que ça ne lui est pas arrivé. Il se retient bien entendu, cligne juste un peu plus des yeux et c'est tout. Là il aurait bien besoin d'un verre. D'une bouteille même.
Elle se mouche, se reprend, elle n'a toujours pas fini. Il essaye d'attraper quelques mots, de raccrocher les wagons, savoir où elle en est. Elle dit qu'elle va partir quelques jours chez une amie.
Elle ne se rend pas compte qu'elle le détruit. Qu'elle détruit 5 ans de vie commune. Qu'elle se détruit. Elle n'a jamais été aussi belle, aussi intelligente, aussi forte que lorsqu'ils étaient ensemble. Étaient. Voilà qu'il pense d'eux au passé. Lui aussi. Non, ce n'est pas fini. Il y a encore de l'espoir. Il doit y croire ; pour deux. Ce n'est pas le moment c'est vrai, mais il va tenir. Il a toujours tenu. Quasiment. Il ne va pas s'effondrer maintenant. Alors qu'elle a sûrement le plus besoin de lui. Quelqu'un a dû lui retourner le cerveau, la retourner contre lui.
Voilà qu'elle s'excuse maintenant. Elle sait que c'est dur pour lui mais il doit la comprendre, il doit accepter. Il baisse les yeux, mais il ne baisse pas les bras. Il doit être là pour elle, pour eux. Encore plus quand elle s'égare. Il aimerait savoir qui est cette amie. Est-ce qu'il la connaît ? Est-ce que c'est bien une amie ou... non, il sait qu'il ne doit pas penser à ça. Juste à eux. Juste à elle. Peu importe les sacrifices, peu importe sa souffrance. Lui, il peut tenir. Elle, est plus fragile.
Il relève les yeux, la regarde attentivement. Elle se tait, enfin, fixant le sol, mal à l'aise. Elle attend, une parole, une réaction, un assentiment peut-être. Il ne parle pas – que dire ? Il tend sa main vers elle pour caresser sa joue. Elle recule la tête d'un coup, comme un réflexe. Elle refuse ce geste d'apaisement. Elle qui vient de le poignarder. Il ne comprend pas. Elle ramasse alors son sac à dos. Il est déjà fait. Tout était préparé. Elle se relève, se dirige vers la porte. Il ne comprend plus. Il doit avoir des explications. Pas les conneries qu'elles vient de lui sortir, non ; la vérité, c'est la vérité qu'il veut. Il la mérite cette vérité. Il peut comprendre. Même si elle va chez un ami plutôt qu'une amie. Même si elle le trompe. Même si elle se trompe. Il peut l'aider. Il doit l'aider. Quelqu'un l'a manipulée, lui a menti, lui ment encore. Il ne peut pas la laisser partir comme ça. Il la rattrape par le poignet au moment où elle ouvre la porte.
« Laisse-moi partir. » demande-t-elle doucement. Il ne veut pas. Il l'aime. Il ne peut pas. Il la retient de tout son cœur. Elle refuse de le regarder dans les yeux. Elle le fuit. Elle a donc peur de lui ? Lui qui a tout fait pour elle. Pour elle il a quasiment arrêté de boire, de voir ses potes, de sortir. Et qu'est-ce qu'elle fait pour lui ? Elle le quitte comme une merde.
« Arrête. » Elle insiste. Il ne la laissera pas tout casser. Elle doit comprendre. Il peut tenir pour deux mais elle doit y mettre un peu du sien.
« Lâche-moi ! » Elle crie presque maintenant, s'agite, se débat. Pour qui se prend-elle ? Elle n'a aucun ordre à lui donner. Il va lui apprendre, encore une fois. Il la tire vers lui, referme la porte, soupire tristement ; et lève son bras libre...
Ce n'était pas le bon moment.
- Nicolas Guépin
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