N63: Une rencontre après l'oubli
MANUSCRIT N°63
L'Homme qui se tait
Adulte
UNE RENCONTRE APRES L'OUBLI
Chloé. C'est ce qui est écrit sur l'étiquette accrochée autour de son cou. Du moins, c'est ce qu'elle croit réussir à lire. Peut-être est-ce son prénom. Elle n'en a pas souvenir. Elle n'a, en fait, aucun sou venir du tout. Tout ce qu'elle sait, ce qu’elle sent, c’est cette étiquette trempée qui pend sur sa poi trine. L’encre a bavé sur ces vestiges d’identité. Elle a cru déchiffrer ces lettres, elle suppose un “Chloé“. Elle ne sait pas très bien. Sait-elle vraiment lire ? Est-ce qu’elle va à l’école ? Que fait-elle dans ce lieu ? Autant de questions que sa mémoire refuse d‘entendre.
Elle soupire. Après avoir jeté un regard à droite puis à gauche, après avoir analysé les visages des passants, elle soupire. Par paquets impatients, le flot de gens se déverse autour d’elle. Aucun visage ne l’interpelle. Elle regarde, anxieuse, sans jamais être vue. Elle ne reconnaît personne et ils le lui rendent bien. Que fait-elle ici ? Dans ce long couloir aux murs recouverts de carrelage, habillés d’immenses panneaux publicitaires. Un courant d'air froid semble hanter les lieux, glissant réguliè rement le long des parois. Il dépose sur elle un frisson à chaque souffle.
Elle tourne. Doucement, elle tourne sur elle-même. À la recherche d’un repère, d’un indice, de quelque chose pour la sauver. Un bruit. Un son l’interpelle. L’attire. Une musique en fait. Une mé lodie discordante, mais qui semble éveiller en elle quelques sensations, à défaut de quelques souve nirs. Alors elle s'avance, elle choisit avec soin sa direction. Guidée par ces notes, elle évite avec prudence et patience les packs d’hommes et de femmes pressés qui se déversent dans le couloir. En un instant, un bruit sourd de ferraille et de mécanique couvre les lointaines notes de musique. Le grincement strident s'amplifie rapidement, fait trembler le sol, claque contre les murs, puis cesse dans un râle profond. Elle s'arrête alors. Elle attend blottie contre une affiche. À l'écart d'une nouvelle vague de passants pressés qui se déverse à l'instant dans son couloir. Un autre bruit sourd, un lourd roulement se fait entendre. Elle tend l’oreille, inquiète, tout en laissant passer la fin de la foule. Elle écoute. Le ronflement mécanique s’éloigne alors qu’elle cherche à re trouver son guide sonore. Cette mélodie qui la guide au milieu de l’inconnu.
Elle repart d'un pas léger, ne se posant plus de questions, ni sur son identité, ni sur ce lieu, ni sur l’avenir ou le passé. Elle s’ancre en pensée à ces notes tordues, à cette corde grattée qui d’un coup l’a émue. Elle débouche du couloir, timide et curieuse. Le regard avide et l’oreille aux aguets. À quelques mètres de là, elle l’aperçoit. Son sauveur. Celui qui sans le vouloir l’attire et rassure, la pe tite fille perdue.
Il ne sait pas encore que ses notes, jetées en pâture à l’indifférence, ont sorti un esprit du brouillard. Il continue de jouer, l’œil hagard et embué. La tête dodeline lorsqu’il voit s’avancer, la petite fille et son collier de papier. Il ne comprend pas ce qu’elle fait. Il n’a pas l’habitude. Quelqu’un le regarde, le voit, se nourrit de ses gestes et entend sa complainte sans voix. À même le sol, il l’observe inter dit flotter jusqu’à lui. Elle contourne de son pas léger le gobelet posé devant lui, se plante à son côté et se laisse tomber.
Sans un mot, sans une parole, elle guette une réaction. Un rejet ? Une caresse ? Chloé, ou quel que soit son nom, s’assoit à ses côtés. Un regard, un sourire, une douceur pleine d’espérance l’amène vers lui. Il ne sent pas très bon et son visage est rude. Creusé de lourds sillons et bien tanné de luttes. Ses larges mains accrochent son instrument, qui nourrissent ses cales et énoncent ces tourments. Il ne sait pas plus qu’elle quoi penser du moment. De cette petite fillette, de ce sublime instant. D’un regard qui pétille et d’un sourire tout blanc. Il tire sur sa bouche en un ric tus tordu, incline sa trombine et d’un geste la salue.
Et ce jour, les voyageurs de la ligne 2 ont pu croiser, sans y prêter attention, une fillette sans mé moire sauvée par un musicien sans bien. Tous deux perdus à leur façon. Tous deux seuls, abandon nés des dieux. Tous les deux si dissemblables et pourtant harmonieux. Cet instant est pour eux, comme suspendu au temps, une pause d’humanité sans parole, en beauté.
- Christelle Pacaud
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