N59: L'Homme qui se tait

MANUSCRIT N°59
L'Homme qui se tait
Adulte
LAUREAT

L'HOMME QUI SE TAIT

Lorsqu'on se tait, c'est indéniable, on dit nettement moins de conneries. C'est même le seul moyen que j'ai trouvé pour être sûr de ne pas en dire du tout. 
Lorsqu'on écrit, c'est différent : on a le temps de la réflexion, on peut peser ses mots, les choisir, y revenir, se relire autant de fois qu'on le souhaite, réagencer ses idées, vérifier, copier, coller, supprimer. C'est beaucoup mieux d'écrire. En tout cas, c'est un moyen de communication qui permet d'éviter, le plus souvent, d'affirmer des inepties. L'inconvénient, c'est que ça prend du temps. En ce qui me concerne, à force de relecture, soupesage, retour en arrière, ça me prend même beaucoup de temps d'écrire la moindre ligne. Tellement de temps que finalement, je n'écris pas non plus. 
Pour être parfaitement exact, tout cela était vrai jusqu'à la semaine dernière. J'avais fini par prendre un parti à la fois simple et radical : ni écrire ni parler. Par manque de temps dans un cas, et par crainte de passer pour un imbécile dans l'autre. Entendons-nous : personne ne pouvait pour autant me penser muet, ni analphabète, ni même me prendre pour un personnage mystique ayant fait vœu de silence. Quand cela m'était nécessaire, je m'adressais aux gens, mais en prenant toujours bien soin de n'exprimer aucun jugement ni de formuler aucune opinion. De ne jamais contredire qui que ce soit, ni d'affirmer quoi que ce soit qui risquerait d'être contredit par la suite. D'ailleurs, sans les évènements de lundi dernier, à force, je crois que j'aurais fini par ne plus avoir d'opinion sur rien. 
Dans ma situation, le plus délicat, c'était de renvoyer aux autres, malgré tout, une impression de profondeur intérieure. Après des années d'expérience, je dois avouer que j'excellais dans ce domaine. Le mutisme peut vous donner un air mystérieux, celui d'un homme qui préfère se taire mais qui n'en pense pas moins. Moi, je n'en pensais rien du tout mais je ne voulais pas pour autant que ça se sache. Cacher mon inconsistance était devenu une préoccupation permanente et j'y consacrais une part importante de mon énergie.
Bien sûr, ce n'était pas de tout repos puisque le seul fait de saluer mes voisins me demandait un effort considérable et provoquait immanquablement un flot de questions qui se téléscopaient dans mon esprit. Dois-je le tutoyer ou le vouvoyer ? Jusqu'à quelle heure peut-on dire « bonjour » ? A partir de quelle heure faut-il dire « bonsoir » ? Va-t-elle penser que je tente de la séduire ? Cela peut paraître fou, mais il y a quelques jours encore, j'évitais autant que possible d'adresser la parole à mon prochain, de peur de le froisser, de le déranger, ou pire, par crainte qu'il ne tente d'engager la conversation avec moi. 
J'ignore les origines de cette extrême introversion. Sûrement un traumatisme dans mon enfance, puisqu'il paraît que tout est lié à l'enfance. Pour en avoir le cœur net, peut-être aurais-je dû envisager la psychanalyse. Encore aurait-il fallu que j'accepte de me livrer sans pudeur à un inconnu, ce dont j'étais encore parfaitement incapable il y a une semaine. Décidément, mon histoire se mordait la queue... 
Paradoxalement, je n'apprécie pas spécialement la solitude. Même si je vis seul dans mon appartement lyonnais et que je n'ai guère d'amis avec qui trinquer, j'aime être entouré de mes semblables. C'est pour cette raison que je me rends tous les matins au café de la mairie. L'été, je m'installe en terrasse et je n'ai plus qu'à profiter de l'ambiance conviviale qui se dégage de ce lieu. J'écoute, en toute discrétion, les conversations animées des habitués, et je suis avec attention les parties de pétanque endiablées qui se jouent sur la terre battue de la place Sathonay. 
Lundi dernier, donc. Une chaude journée s'annonçait. Attablé avec un café et un roman, j'assistais au réveil de la place, profitant de la fraîcheur matinale. Comme à mon habitude, j'étais beaucoup plus attentif à ce qui se tramait autour de moi qu'à l'intrigue de mon livre. Mes voisins de table discutaient football, et même si leurs échanges ne m'intéressaient pas du tout, je ne pouvais décemment pas leur demander de changer de sujet. Je fus donc soulagé quand ils terminèrent leur café et se levèrent, puisque je n'aurais plus à subir leur conversation sur le match de la veille. A peine étaient-ils partis que je remarquai une sacoche restée au sol au pied de leur table. N'importe qui se serait précipité vers eux pour leur signaler leur oubli. N'importe qui, mais pas moi. 
Je ne saurais pas précisément expliquer mon absence de réaction. Sans doute la force de l'habitude, celle du mutisme et de l'inertie. Peut-être également à cause des questions que je ne manque jamais de me poser avant d'agir ou de prendre la parole, et qui font qu'il est au final de toute façon trop tard pour cela. La sacoche appartient elle bien à l'un d'eux ? N'était-elle pas déjà là avant ? Ou peut-être est-ce volontaire de leur part de l'avoir laissée ? Ne serait-ce pas plus simple de laisser quelqu'un d'autre intervenir ? Le temps de mes atermoiements, c'est d'ailleurs ce qui arriva. 
Je vis un jeune homme avec un pull bordeaux courir après les deux étourdis pour leur rapporter leur sacoche. Ces-derniers, visiblement reconnaissants, échangèrent quelques mots avec leur bienfaiteur, mais je ne les perçus pas à cause des huit coups sonnés au même moment par les cloches de l'église St Polycarpe. Puis le jeune homme, que je n'avais jamais remarqué ici auparavant, vint s'assoir à la table qu'ils avaient laissée libre et sortit son ordinateur portable. Comme je n'avais rien à faire de mieux en cette journée estivale, je décidai de rester attablé au café de la mairie une bonne partie de la matinée, malgré le peu d'animation offert par les passants et les boulistes de la place. Quand je me résolus à quitter les lieux, deux heures plus tard, mon voisin de table, sûrement un étudiant me dis-je, en était déjà à cinq cafés avalés, et était encore affairé à je ne sais quelle tâche sur son ordinateur portable. 
Le reste de la journée se déroula de manière habituelle, c'est-à-dire sans que j'adresse la parole à quiconque. Mais le lendemain, il se passa un événement, qui pour moi, était tout bonnement extraordinaire. Au petit jour, comme à mon habitude, j'emprûntai la rue Bouteille pour me rendre au café de la mairie. J'y croisai uniquement quelques passants matinaux, une baguette sous le bras et des cernes sous les yeux. Mais lorsque je parvins sur la place Fernand Rey, un attroupememt attira mon attention ; un homme d'une soixantaine d'années hurlait, entouré notamment de deux policiers qui tentaient de le calmer. Il criait avoir été victime d'une agression la veille, autour de neuf heures, montée des Carmélites, et désignait son assaillant. Alors que je m'apprêtais à faire demi-tour pour emprûnter la rue Sergent Blandan – toujours cette tendance à esquiver les conflits même lorsqu'ils ne me concernent pas – je reconnus le jeune homme au pull bordeaux. Il criait à son tour aux policiers qu'il ne connaissait pas la victime, qu'il étudiait à une terrasse, seul, au moment de l'agression. 
C'est à ce moment que l'inconcevable se produisit : machinalement, je m'approchai des policiers et les mots sortirent tous seuls de ma bouche : « Ce jeune homme se trouvait bien au café de la mairie hier matin, je peux en témoigner. » Je n'en revenais pas moi-même. Que m'arrivait-il ? Pourquoi ce soudain besoin de me mêler des affaires d'autrui ? Et surtout, dans quoi allais-je m'embarquer ? Etonné, et malgré les protestations virulentes de la victime, l'un des policiers me demanda si je serais prêt à le suivre au commissariat pour y faire une déposition. Là encore, mes lèvres se mirent à bouger toutes seules pour ne prononcer qu'un unique mot : « Oui. » 
Je vous passe le déroulement des évènements qui s'en suivirent, l'important n'est pas là. Par la suite, je recroisai tout de même dans le quartier l'étudiant au pull bordeaux, qui ne manqua pas de me remercier pour mon intervention, et avec qui j'allai jusqu'à tenter – laborieusement – d'engager une conversation. 
Cette histoire peut paraître dérisoire et extrêmement banale, mais je peux affirmer qu'elle m'aura servi de déclic. Des années durant, j'avais toujours considéré le mutisme comme le meilleur moyen de me soustraire au regard des autres. Je ne savais pas moi-même si j'étais quelqu'un d'intelligent, mais je m'étais toujours dit qu'en me taisant et en m'interdisant toute prise de position, au moins, rien n'empêcherait les autres de le penser. Mais les évènements de la semaine dernière m'ont fait prendre conscience de mes erreurs, autant que de mon potentiel, modeste mais jusque-là insoupçonné. Je crois que j'ai envie que les choses changent. Allez, je n'ai qu'à le décider, rien ne sera plus pareil à partir de maintenant. Je m'en sens capable. 
A moins que je ne sois déjà en train de dire une connerie...
- Julien Boulon

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