N56: Le Peintre
MANUSCRIT N°56
L'Homme qui se tait
Adulte
LAUREAT
LE PEINTRE
Ce sera aujourd’hui. Ce soir. Il le sait. Eux, non. C’est étrange de savoir quelque-chose que tout le monde ignore. Tant pis pour eux.
Il est là, perdu dans une foule, ses pensées se bousculent. Il voudrait parler. Chaque regard croisé, chaque pas entendu lui donne envie de crier.
Tout a commencé ce jour où il s’est rendu compte que les mots des autres avaient des couleurs. Au début c’était agréable, ça lui suffisait. « Mordre » c’est jaune d’or. « Parapluie » c’est bleu acier. « Chemin » c’est rose pâle. La dame là, avec son chien, utilise beaucoup de mots pourpres. C’est marrant, on dirait pas comme ça. En la voyant il aurait imaginé plus de bleu. Comme cet homme qui hurle contre les voitures, c’est du vert, un vert brillant qui sort de sa bouche. C’est violent et c’est beau.
Si on lui avait demandé comment il attribuait des couleurs aux mots, il aurait répondu « je ne sais pas » ou « ça tombe sous le sens ».
Mais personne ne lui avait demandé. Personne ne lui demandait jamais rien sur les couleurs des mots, et rien non plus sur les mots que lui pouvait prononcer. Tiens, bizarre, s’était-il dit. Pourtant j’en ai, des mots. Moi aussi je pourrais colorer une conversation dans le bus, ou avec un inconnu. Mais non.
Et c’est en prononçant un jour quelques mots, hésitants, d’une voix rauque d’avoir si peu parlé, qu’il s’aperçut que ses mots à lui n’avait aucune couleur. On ne les voyait pas. On ne les entendait pas. Comment était-ce possible de les aimer autant, d’aimer leurs couleurs, de vouloir repeindre chaque mur d’une grande et belle discussion, et d’être incapable de le faire ?
Lui, il était né transparent. Et les années ont eu beau s’écouler, il ne s’était jamais coloré. Pourtant, Dieu sait qu’il en côtoyait des couleurs, une vraie palette ! Mais non, elles semblaient glisser sur lui, sans le voir, sans se soucier de son manque atroce. Car oui, c’est atroce. Atroce de manquer de couleurs. De mots. Tous les jours, ils se bousculaient dans sa bouche, ricochaient contre son palais, roulaient sous sa langue, jouaient avec sa salive. Et quand ils sortaient, rien. Pas une oreille pour regarder, pas un regard pour écouter. Rien.
C’est à ce moment-là que les couleurs des autres qui l’entouraient sont devenues fortes, trop fortes. Elles lui faisaient mal. Son cerveau se retrouvait saturé des couleurs dont il était privé.
Alors il est moins sorti. De transparent, il est devenu noir. C’est vraiment une couleur, noir ?
Les rares moments où il était dans la rue, il fermait les yeux, immobile, et laissait l’infinité de mots multicolores le traverser. C’était douloureux, il avait l’impression d’être transpercé par mille épées. Il sentait aussi que cette violence dont il s’imprégnait restait un peu en lui. Le noir montait, de plus en plus.
« Pauvres cons. Ouais, vous êtes vraiment cons. Vous voyez pas qu’avec ce que vous avez, quelque chose de beau, unique et incroyable pourrait naître ? Mais quand ça sort de vous, c’est laid. Terriblement laid. »
Lui, il savait ce qui était beau, mais ne pouvait pas créer. Alors, quel intérêt, hein ?
Et c’est comme ça que ce soir, lendemain d’une autre journée assassine, il sort à nouveau. Calme. Arrivé au milieu de la place, il s’arrête, ferme les yeux et sourit. Les mots lui arrivent, et ce soir, il s’en délecte, il est prêt. Ils ne savent pas que faire de leurs palettes ? Il sera le peintre. Place à l’artiste. Il lève le bras. Dans sa main, l’instrument qui sera son pinceau. Préparez-vous à l’explosion de couleurs. Il appuie sur le bouton.
- Ingrid Levin
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