N50: Nid d'eau, Nid d'air
MANUSCRIT N°50
"On ne va quand même pas changer le monde, mais..."
Adulte
NID D'EAU, NID D'AIR
« On va quand même pas changer le monde, mais, allez, on peut quand même essayer. » Les premiers mots du maire à l’issue de la présentation. Cyniques, accompagnés de son rire gras, aromatisé au goût cigare. Mains croisées sur le ventre, il est pensif. Un projet architectural est éminemment politique. Le maire sait. Il n’a pas le droit à l’erreur pour son second mandat. Il a besoin d’un projet vitrine, d’une construction médiatique qui laisse l’empreinte de son passage à la tête de la ville, alors si en plus elle pouvait être utile… Pourtant, il se devait d’être prudent. Une erreur de jugement pourrait défigurer significativement ce quartier et avoir un impact évident sur son électorat. Il regarde par la fenêtre de la salle de réunion donnant sur la place de la mairie, verdoyante, propre, fréquentée par les bonnes familles. Il s’en félicite. Il remercie l’architecte pour la qualité de sa présentation, l’ingéniosité des modules, la clarté de son discours et son engagement citoyen. On se voit dans trois semaines.
Antoine quitta la mairie, traversa la place et se dirigea vers la rue piétonne. Il se dit qu’il s’était montré tel qu’il est : animé, généreux, un peu brouillon et délicatement impertinent. Il avait bien conscience de se frotter au maire. Après tout, il avait répondu à un appel d’offre classique : on demandait du beau, du net, du linéaire et un soupçon de vert. Sa réponse avait été sociale. Sa ville avait besoin d’un nouveau visage. On peut dire qu’elle est plutôt belle mais ne joue aucun rôle dans la vie des habitants. On la traverse, on la regarde à peine. On ne voit plus ses qualités et on s’habitue à ces défauts. C’est une ville moyenne. Moyennement fréquentée, moyennement culturelle, moyennement gastronomique, moyennement sportive, moyennement accessible. Il remonta une rue pavée pour atteindre son appartement situé au dernier étage, offrant une jolie vue sur les toits et le clocher.
« Bonsoir Basile, du hachis parmentier, ça vous plairait ? »
On proposa à Antoine un café.
« Prenez votre temps pour vous installer, ils vont arriver. »
Il brancha l’ordinateur et le vidéoprojecteur, mis en évidence la maquette en balsa, sortit son carnet de notes, et accrocha au mur quelques dessins. Le maire entra, suivi de son conseil, de quelques commerçants et habitants du quartier. Antoine en identifia quelques-uns. Topaz, la fleuriste très myope. Finaud, le cordonnier renfrogné. Gibert, le médecin généraliste - collectionneur de flûtes de pan depuis un voyage humanitaire au Pérou. L’autre-là, c’est la femme du boulanger. Et celui derrière elle, aux lèvres tellement pincées qu’elles n’ont plus de contours…qui est ce ? Et celle qui… Interrompu dans ses pensées par M. Le Maire, celui-ci lui fit part de sa volonté d’inscrire le projet dans une démarche co-llec-tive, et s’excusa de ne pas l’en avoir informé au préalable. Tout ceci ayant été organisé dans les quinze jours. Il remercia les participants pour leur présence, leurs remarques, leurs éclairages. Qu’ils se sentent libres de parler, d’exprimer accords et désaccords, afin que tous puissent œuvrer dans le même but : créer ensemble la ville de demain. Enfin, commençons déjà par le quartier. Rire gras aromatisé au cognac digestif.
Antoine n’était pas à l’aise face à cet auditoire imprévu. Impossible de faire l’unanimité. Il prit la parole maladroitement et commença par rappeler le contexte du quartier : il est vieillissant, mais certainement pas dénué d’atouts.
« La proximité directe avec la place nautique en fait un lieu de vie agréable. La végétation cependant peu présente … Oui Madame ? … Oui bien sûr, je constate que beaucoup d’habitants accordent un soin particulier à l’entretien de balcons fleuris, mais je parle de l’échelle du quartier. Plus d’arbres, de végétaux. L’idée est de créer des îlots de verdure. Regardez ces dessins, vous voyez ? »
Antoine reprit le fil de sa présentation. Il se montrait stratège – en se concentrant sur le jardinage urbain, la tendance répandue et attendue. La présentation fut ainsi ponctuée de : « Oh, c’est joli ! » à la vue du diaporama des images 3D, de « Mais quelle bonne idée ! » accueillant la suggestion de la mise en place de ruches, de « Pourquoi ne l’a t-on pas fait avant ? » pour le postulat d’un jardin en permaculture autogéré par les habitants.
« Et ça, qu’est-ce que c’est ? On dirait des nids, non ? »
La femme du boulanger s’indigna de la proposition d’Antoine.
Elle s’écria qu’il est inenvisageable de s’implanter sur LEURS murs. Il tenta de lui expliquer qu’ils n’ont aujourd’hui aucune fonction, qu’ils s’accrocheraient uniquement à des façades borgnes, oubliées. Un nouvel habitant du quartier prit alors la parole pour soutenir la précédente intervention. Selon lui, il n’est pas raisonnable de mobiliser ainsi un territoire. Il utilisa même des mots tels que « invasion », « insalubrité » et « insécurité ». Antoine trembla, sa mâchoire se contracta et sa gorge se noua. Il avait toujours détesté les conflits, les voix fortes et les mots beuglés. Il se disait qu’il avait des idées mais qu’il manquait de courage pour les affirmer. Avec pédagogie et douceur, il voulut mettre l’accent sur l’attrait esthétique du projet, espérant amadouer les plus réticents.
« - Mesdames, messieurs, l’idée est d’exploiter les failles de notre ville, de proposer des jardins verticaux qui embelliront nos espaces mais qui seront aussi fonctionnels et qui permettront à ces nids de s’insérer pleinement dans le paysage urbain. Quant à la place nautique, elle ne s’en trouvera pas défigurée, simplement animée. »
L’habitant aux lèvres pincées ne s’était pas encore exprimé mais regardait l’architecte avec insistance et une certaine condescendance. Il leva le doigt. Antoine perçut ce geste lent, présupposé poli, comme une insulte. D’une voix calme, limpide, l’habitant proclama :
« Si vous construisez ces nids, ils vont s’installer. »
Le maire se racla la gorge et regarda sa montre. Mais il n’intervint pas. Antoine compris que le maire ne déciderait de rien. Il attendait patiemment un consensus. Que les habitants valident ou non le projet, peu lui importe. Il veut sa majorité. Et son café. Noir, bouillant, sucré. Murmurant presque, Antoine rétorqua :
« - Mais Monsieur, ils sont déjà installés sur les trottoirs, sous les ponts. Créons des abris.
- Parce que sur l’eau et dans l’air, vous croyez qu’ils nous dérangeront peut être moins que sur la terre ? »
Le maire avait raccompagné Antoine et lui avait fait entendre que le projet verrait le jour. Enfin, sous une forme ou sous une autre quoi. Rire gras aromatisé au goût café. L’architecte s’était permis de relancer le cabinet du maire, sans succès.
« Bonjour Basile, nous sommes dimanche. Je vous apporte les croissants. »
Un matin, le téléphone sonna. Le Maire. Après quelques échanges formels - météo, vacances, de nouveaux projets peut-être - le maire fit part à Antoine des retours reçus par ses concitoyens. Outre les quelques lettres de profonds mécontentements, la mairie a réceptionné un nombre non négligeable de soutiens. Des initiatives ont émergé, afin d’accompagner l’insertion des sans-abris. Une association s’est mobilisée rassemblant autour d’elles des bénévoles, des médecins, des personnes chargées de l’accompagnement et du retour à l’emploi. « Ils saluent l’initiative de ce jeune architecte que vous êtes et me somme, à moi, Le Maire, d’encourager votre initiative. Il est vrai que votre projet est intéressant. Il revalorise nos quartiers, les espaces inexploités, les angles d’immeubles. Mais en même temps… »
Antoine l’écouta d’une oreille distraite. Lui aussi avait reçu des lettres. Le contenu était manifestement bien différent. Découpées avec soin, une à une, chaque lettre collée sur un papier jauni, forme un mot, une phrase ; le tout assemblé en une missive peu engageante. Il avait reçu la première il y a maintenant plus de quatre mois, soit quelques jours après la réunion avec les habitants. Avec l’approche des vacances d’été, il avait espéré que son opposant soit plus occupé à randonner, ou à bronzer, ou à s’occuper des petits-enfants, ou à préparer des barbecues. Les envois n’avaient pas cessé. Il en recevait presque chaque semaine. Toujours le même message. Toujours le même chantage. Toujours cette affirmation dérangeante qui lui donne la nausée : « Vous voulez seulement vous donner bonne conscience ». Quand il reprit le fil de la conversation, il entendit : « la réunion est prévue le mois prochain. »
« Basile, vous avez de la fièvre ? »
Le rendez-vous était fixé près de la place nautique, un samedi matin, afin de réunir le plus grand nombre de participants. La veille et jusque tard dans la nuit, Antoine avait conçu sur place le prototype d’un nid à échelle réelle. Certains curieux étaient venus le questionner, l’encourager, lui apportant même une boisson ou une collation. Sur le chemin du retour, il déplorait son état de fatigue mais se réjouissait du travail accompli. Epuisé mais satisfait donc. Abîmé aussi. Ses mains étaient lacérées par des coups de cutter maladroits. Des échardes de bois étaient plantées sous sa peau. Ses bras et ses genoux étaient endoloris. Il était plus habitué à la douleur dorsale de sa position habituelle de travail, avachi sur sa table à dessin. En passant la rue des Marronniers, il frissonna. Un courant d’air… ?
Le lendemain, en arrivant sur le site, quelques habitants étaient déjà présents. Chacun donnait sa version, pas une ne se recoupait. Il fallait en conclure un acte volontaire. Non, un accident. Un gamin qui voulait jouer. Un opposant du projet. Un habitant du quartier. Un voyou. Tous étaient réunis autour d’un tas de cendres. Ils s’écartèrent pour laisser Antoine s’approcher. Ils scrutaient sa réaction. L’architecte voyait beaucoup de regards compatissants, d’autres plus neutres. Il aurait juré que certains étaient particulièrement amusés. Il s’attarda sur le parterre de fleurs adjacent et ses yeux se posèrent sur une enveloppe blanche, n’indiquant pas de destinataire. Il pressentait qu’elle lui était destinée. Il profita d’un moment de diversion inattendu pour la saisir. Ragaillardi par la présence des médias, Le Maire annonça en direct que oui, il ferait tout, oui tout ce qui est en son pouvoir pour que ce projet engagé voit le jour dans sa commune.
Basile ne voulait pas appartenir à une terre. Pourtant ce trottoir semblait être le sien. Il se fondait dans le décor, son visage était terne, gris comme le mur qui le soutenait. Il n’a pas supporté un hiver de plus.
Antoine s’étonnait de les avoir toutes conservées. Le froid avait pénétré le salon. Il referma la fenêtre. Il prit son manteau et la boîte contenant les lettres. Il sortit et se dirigea vers la place nautique. Dans un étrange rituel, il disposa les enveloppes en cercle régulier, comme un motif, sur les cendres encore présentes. Il saisit la dernière lettre reçue. Il la brûla avec une allumette à la flamme fragile et la jeta sur le tas. Le soir tombait tôt à cette période de l’année. Les lumières dorées et rouges à chaque fenêtre dévoilaient la silhouette d’un chat, d’un voisin, d’une voisine. Des spectateurs.
Basile disait toujours qu’il ne manquait ni d’eau, ni d’air et que c’était déjà ça.
- Anthony Brauer
Commentaires
Enregistrer un commentaire