N47: La Fondue

MANUSCRIT N°47
L'homme qui se tait
Adulte
LAUREAT

LA FONDUE

24 décembre 2019
Blandine, la soixantaine bien fatiguée par la vie, la silhouette ronde et lunettes en demies lunes posées sur le bout de son nez retroussé, travaillait au M19. -abréviation de malades mentaux et 19 pour le nombre de patients accueillis ou communément appelé sur le ton de l’humour « le maboules19 par les habitants de la commune » - Il faut dire qu’au cours de sa longue carrière, elle en avait vu passer ici. De la folie douce à la plus sévère et dangereuse. Elle avança prudemment dans cette aile du bâtiment avec son chariot qui l’avait accompagné une grande partie de sa vie. La roue gauche commençait à se déboulonner et sa conduite relevait presque d’un numéro d’équilibriste. Il paraissait aussi éreinté que l’infirmière aux commandes. Le moindre écart pouvait faire chavirer l’ensemble des pilules multicolores qu’il transportait. Blandine arborait un doux sourire et se montrait d’une humeur joviale. La journée s’annonçait ensoleillée. C’était son dernier jour de poste, l’heure de la retraite avait sonné. 
- « Blandine, future retraitée, enchantée ! » 

23 décembre 2016 
« ÇA SOONNNEE ! » Florian termina de poser méticuleusement la dernière fourchette près des assiettes des convives. 
Confortablement installé dans le canapé FRIHETEN, Gérald finit par entendre la voix de Florian qui résonna dans toute la maison. En se levant, l’empreinte de son assise resta figée dans les coussins. De sa démarche nonchalante, il alla ouvrir la porte. Olivia entra en trombe dans la maison « il pleut dehors t’aurais pu t’activer ». Indifférent à cette remarque, Gérald retourna s’assoir. Mouler son arrière-train dans le canapé lui avait pris la journée, hors de question de laisser son chef-d’œuvre s’échapper. Olivia déposa ses sacs et sa valise à l’entrée. Max, son chien au museau aussi affuté qu’elle, la précéda. Il lui ressemblait de plus en plus. Il faut dire que sa dernière rhinoplastie et labiaplastie n’avaient pas été une franche réussite. 
« L’appareil à fondue, pour ce soir je le dépose où ? » demanda la jeune femme. Gérald resta mutique. « J’arriiiveee, mets le dans la cuiiiiisiiine » s’époumona Florian de sa voix la plus haute. 
Les deux amis s’embrassèrent, bien contents de se retrouver. Cette soirée, prévue depuis des mois, serait l’occasion de se raconter leurs vies. Olivia ôta majestueusement sa fausse fourrure et la donna à Florian qui se dirigea vers la patère située dans l’entrée. Max le suivit de près et ne cessa de lui passer entre les jambes. 
A son retour dans la cuisune, Olivia, tenait d’un air malicieux dans chacune de ses mains une bouteille de vin blanc du Jura et lança de sa voix nasillarde « Eh regarde ce que je lui ai piqué à l’autre grand con quand il m’a foutu dehors » 

Laurence vivait depuis quelques mois dans un appartement très chic de la banlieue parisienne. Elle avait terminé ses études d’avocate avec brio et avait rapidement décroché un poste dans un cabinet très prestigieux. 
« Ahhh plus de batterie » ragea Laurence en lançant son téléphone sur le côté passager. Un torrent d’eau tombait du ciel. Les essuie-glaces de sa voiture fonctionnaient à plein régime et malgré tout, cela ne permettait pas d’évacuer la quantité de flotte qui s’abattait sur son pare brise. Les feux-arrières rouges vifs des véhicules dans les embouteillages de la métropole rendaient la nuit scintillante. Laurence alluma la radio, prit son rouge à lèvres « intense de GUERLAIN », rangé dans le vide poche de sa voiture, et se maquilla dans le miroir du rétroviseur. 
Des coups de klaxon intermittents résonnaient et venaient davantage cristalliser l’agacement des automobilistes, les mains crispées sur leur volant et bloqués dans cette interminable file de voitures. 

« Gare de Lille Europe, 5 minutes d’arrêt ». Une énorme valise, contenant probablement une quinzaine de livres, se posa sur le quai. Paula descendit du train et remercia obséquieusement ce voyageur pour l’aide qu’il lui avait apporté. La petite brune, à la taille fluette et aux grosses lunettes de mouche, courra pour ne pas rater sa correspondance. Du haut de son 1 mètre soixante, Paula se faufila aussi vite que possible pour de ne pas se faire écraser par cette foule. Après ce dernier train, elle savait qu’une voiture de location l’attendait. Son expédition touchait à sa fin. 
Un père noël à la barbe hirsute et vêtu d’un costume fripé se tenait assis dans la gare et vociférait « Boooyeux Joel et la bon -un relent de vin suivi d’un hoquet vint l’interrompre dans son discours- « hiiic à tous ! » 
A la vue de la jeune femme, il se frotta les yeux pensant avoir vu un petit rat de bibliothèque tirer une énorme malle à roulettes. Etourdi, Il reposa sa bouteille de piquette à moitié vide. 

Olivia sortit de son sac isotherme les fromages qu’elle avait acheté plus tôt et les donna à Florian. Perchée sur ses hauts talons aiguilles, habillée d’une robe noire très saillante, laissant peu de place à la suggestion, elle se dirigea vers le réfrigérateur et prit une bouteille de monbazillac a moitié entamée. Depuis son IPhone8, Olivia chercha le dernier son à la mode, entendue quelques jours plus tôt à la radio, qu’elle s’était empressée de faire reconnaitre à son application SHAZAM. La sonnette retentit et les aboiements vinrent la couper nette dans son rôle de disc-jockey. Elle s’apprêta à aller ouvrir, la démarche lente pour ne pas trébucher, son chien lui empressait le pas, telle une garde rapprochée. 
Gérald silencieux depuis un long moment, apparut près de la porte d’entrée et ouvrit : « c’est par ici » désigna-t-il avec sa main et une voix digne d’un maitre de cérémonie qui indiquait à la famille d’un défunt où reposait le corps. 

« Bonsoir ! ça va la petite troupe ? » s’exclama Paula qui venait de faire son arrivée à cette soirée de retrouvailles. La chevelure ébouriffée et son visage emmitouflé dans une étoffe bien plus grande qu’elle, ne laissait apparaitre que deux ronds vitrés complétement embués. 
Le niveau sonore de la musique résonnait dans la pièce. Olivia se trémoussait sur le dernier tube d’un chanteur latino, son verre presque vide à la main. Elle avait en quelques clics, transformé la cuisine en une discothèque caribéenne. L’arrivée de Paula l’avait d’ailleurs à peine contrariée dans sa salsa improvisée et quelque peu ridicule. Le vacarme et les jappements de Max, rendait la discussion entre les amis, impossible. Florian termina la coupe du fromage et posa la planche à découper dans l’évier. Il récupéra les toasts et saisit la bouteille de Laurent Perrier mise au réfrigérateur. 
Les trois amis laissèrent Olivia et Max sur ce dance-floor improvisé et intégrèrent le salon. Gérald reprit sa place dans sa moulure. Son ventre bedonnant avait fait éclater un bouton de sa chemise trop courte et laissait apparaitre un peu de sa pilosité. 
- « Il ne manque que Laurence, prenons un petit verre en l’attendant » déclara Florian tout en faisant sauter le bouchon de la bouteille de champagne. 
- « On ne va pas grumpch l’attendre …des heures, elle a toujours été grumpch en retard » bafouilla Gérald qui engloutissait les petits fours à vue d’œil. 
Olivia venait de les rejoindre. « Elle est où ma coupe ? Je vais finir par être déshydratée ici !» dit la jeune femme avec un timbre de voix aviné et une certaine moiteur sur son visage. 
Gérald bu une lampée avant de s’offusquer : « encore du champagne à dix balles, qui a un goût de pisse de baudet, j’aurais dû ramener un Taittinger ! » 
- « Non, non fume dehors, tu vas mettre des cendres partout !», supplia Florent à la vue de la cigarette qu’Olivia venait d’allumer. 
- « Ah t’es lourd avec tes principes à la con ». Olivia quitta la pièce en bougonnant, clope au bec. La porte d’entrée claqua. Max, fidèle à sa maitresse la suivit dehors. 
Paula, le visage pâle et maigre, épuisée de son périple restait en retrait et s’exprimait peu. 
- « Ton voyage s’est bien passé ? Tu es en congés une semaine ? questionna Florent. - « Oui oui, très bien, aucun retard à noter ! j’ai ma semaine, la Sorbonne reste fermée » dit la jeune femme d’une voix douce en remontant ses immenses lunettes qui glissaient le long de son nez. 
- Et … 
- Ça ne sent pas le brulé ? interrompit Gérald 
- Le tapis ! s’exclama Florent 
Une tâche de plus en plus sombre s’élargissait au milieu de la carpette qui ornait le salon.

La pluie avait cessé. Une portière de coffre se referma et un bruit bottines brisa le silence qui régnait dans le quartier résidentiel. Vêtue d’une combinaison noire et d’un foulard blanc, Laurence se rapprocha de la maison où elle était attendue depuis 1h30. 
- « Saluuut ma poule » lui lança Olivia enjouée avec une haleine chargée. Les deux amies s’embrassèrent chaleureusement. 

L’odeur de fromage embaumait la pièce. Le bourreau se saisit alors d’un pique, une fumée chaude se dégageait du morceau de pain enrobé de fromage et l’enfourna de toute ses forces dans la gorge du paresseux. La stupeur s’empara de l’assemblée. Alors que ce dernier tentait de retirer ce pique, un second vint s’enfoncer dans sa carotide et un jet pourpre éclaboussa le visage de son agresseur. Le choc fut si violent pour le paresseux, qu’un bouton de sa chemise se décrocha et vint se loger tout droit dans la gorge de l’intellectuelle qui n’avait cessé de crier d’effroi. Son miaulement s’arrêta. En quelques secondes son visage pâle, passa du rouge au bleu et sa tête vint se claquer dans son assiette. Le tortionnaire se saisit ensuite du caquelon bouillonnant de fromages et le retourna sur la tête de la retardataire. Le caquelon en fonte se transforma en une arme redoutable qui sous les fracas violents brisèrent son crâne. Dans un dernier élan, il tira la rallonge de l’appareil encore en marche, enroula le fil autour du cou de l’alcoolique et le serra de toute sa puissance décuplée. 
La nappe blanche se colora peu à peu en un rouge violacé. 

Comme chaque matin le jeune homme, brun et à l’allure chétive, bascula ses deux jambes hors de son matelas et enfila sa paire de charentaises, rangée religieusement chaque soir près de son lit. Le pied droit, toujours en premier. Il se dirigea ensuite machinalement vers ce grand mur blanc qui lui faisait face et ôta la petite feuille de l’éphéméride : 24 décembre 2019 
Deux femmes discutaient derrière sa porte mais impossible d’entendre le contenu de l’échange. 
« Alors, on a le patient escargot qui bave partout à la 3, la Castafiore qui chante tout le temps la 12, et lui à la 19, on l’a appelé l’homme qui se tait. Pas un mot depuis 3 ans. Rien. Une Bouffée Délirante Aigue soit disant. Il a été jugé coupable mais trop instable pour intégrer une prison. Mon beau-frère était flic, il a été le premier sur les lieux ce soir-là. Une véritable boucherie selon lui » déclara Blandine à sa nouvelle collègue. 
Toc ! Toc ! Toc ! l la porte de la chambre du jeune homme s’ouvrit. Blandine, suivit d’une jolie blonde aux yeux verts émeraudes et à la taille svelte apparut. 
« Bonjour ! Je vous présente Cindy, la nouvelle infirmière du M19. Je vous laisse prendre vos pilules. On se retrouve ce soir pour le réveillon, Florian : Au menu, fondue aux fromages ! »

- Enguéran Lefebre

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