N46: L'Homme qui se Tait

MANUSCRIT N°46
L'homme qui se tait
Adulte 

L'HOMME QUI SE TAIT

Je me bats avec mes démons. C’est plus fort que tout. Ça gratte, ça gratte tout le temps. Là, au fond de mon estomac. 
Il faut que je m’occupe la tête. Faut vraiment que je m’occupe la tête. Parler, c’est ça : il faut que je parle avec quelqu’un, avec un autre. Un autre que moi. Parler et m’amuser aussi. Me distraire, me plaire, me sentir moi : j’ai besoin de me sentir moi. Pas quelqu’un d’autre, juste moi, mais pas un autre moi, mon vrai moi. C’est ça : j’ai besoin de me sentir vraiment moi… 
Enfin… 
Ce que je veux dire, c’est qu’il faut que je m’échappe un peu de mon dedans avec l’autre. Parce que quand je suis seul avec mon dedans ; parce que quand je suis seul, qu’on me laisse face à moi-même, ça déraille ! 
Eh oui, depuis toujours, toujours c’est là. Ça gratte, ça gronde, ça rouspète. Jamais ça ne me fout la paix. J’y crois, parfois ça passe, un petit temps. Ça me lâche un peu. J’ai même l’impression que c’est fini. 
J’en parle même aux autres. Je leur dis : « Ça y est, je suis sain ». Ils me répondent souvent « Moi aussi, j’ai fait du sport hier alors que j’avais la gueule de bois, tu veux boire quelque chose ? ». Je dis : « oui, avec plaisir ! ». J’ai envie de rajouter : « Parlons, parlons autour d’une bière, et je continuerai à ne pas être seul. Parlons de toi, de moi, de ta mère, du théâtre ou de la musique, des courses ou du chat errant d’à côté. On fait ce que tu veux. Je reste, ici, je m’occupe, avec toi. Euh… tu veux jouer aux cartes, ou on sort ? Si tu veux… j’appelle machin pour savoir ce qu’il fait ? Et il vient ? Ou on le retrouve ? Et si on passait la soirée ensemble ? Ou peut-être quelque chose de plus tranquille ? Autour d’un film ? D’un livre ? D’une carte du monde ? On parle tranquille. Pas de pression, pas de projet, on verra au fil de la nuit. Ça peut être bien, ça aussi. Tant que je ne rentre pas chez moi, tant que ma tête est occupée. Moi, ça me va. » 
Oui, je sais, je peux faire flipper comme ça. 
Je ne fais pas vraiment ça. Je ne dis pas tout ça. Vous imaginez bien, on me prendrait pour un fou. Je sais garder tout ça à l’intérieur, dans ma tête. Là, c’est juste une petite confidence… à vous. Je vous fais… en quelque sorte, confiance. Je sais que vous garderez vos bouches fermées, qu’elles resteront à l’écoute de mes mots. Même, si je vous l’accorde, il y en a beaucoup. Je sais, il y a toujours trop de mots dans ma bouche. C’est pour ça. J’ose, un peu, laissez parler ma tête avec vous ! Pour une fois. 
Je vous l’ai dit, j’ai besoin de parler. 
Je me bats avec mes démons, c’est plus fort que moi. Ça gratte, ça gratte tout le temps, ça pleure, ça rumine.     
Et je craque. 
Fallait que je sorte, que j’aille voir, voir autre chose. Mais non. Je suis resté seul. Là, sans personne. Tant-pis. 
Demain, je ferai autrement. 
Mais là, c’est foutu. Ça grattait trop. 
C’est toujours comme ça. Depuis toujours. J’aurais bien aimé faire autrement. Une fois que j’ai écouté toutes mes bouches qui parlent dans mon dedans, c’est foutu.
Alors oui, on entend facilement tous ces refrains qui tournent en boucle : « Il faut lutter et un jour tu ne les entendras plus », « C’est juste une addiction, tu es plus fort que ça » ou bien celui-là : « Tu en as parlé avec quelqu’un ? ». Ah oui, parler ! Je parle ça c’est sûr, je parle. Je parle seul et à d’autres. Ah oui je parle, là-dessus, il n’y a pas de problème. Aucun problème. Je parle. De tout, et de rien. Même si ce n’est pas facile de parler de rien. Je ne sais pas si je parle des bonnes choses, mais je n’arrête pas. Et même si je parle de ça, que j’en parle vraiment, ça ne change pas grand-chose. Je mens. Je fini toujours par dire que c’était « avant ». Que maintenant, je suis sain. Que tout ça, c’est fini. Fini. 
Une fois, j’en ai parlé. C’était il y a longtemps, vraiment longtemps. Ma bouche lui a tout avoué, tout. Je lui ai raconté tout ce que je portais en moi, et comment mon corps s’en était emparé. J’avais tout dit, tout. Mais la bouche de l’autre, sa bouche s’est mise à crier, à crier très fort. Et tout le monde l’a entendu. Je ne voulais pas. Ce n’était pas pour tout le monde. Puis, je ne voulais pas mettre l’autre en colère. Je ne voulais pas qu’on me juge ou qu’on me gronde. Je ne voulais pas de dégoût, ni de pitié. 
Alors, je n’ai plus rien dit. 
Je ne voulais pas le dire. Ça ne plait pas à l’autre, je le sais, ça le dégoûte. Alors je laisse tout à l’intérieur. C’est pour moi, c’est juste à moi. Ça ne sert pas à grand-chose d’en parler de toute manière. Alors, je ne le dirai plus. 
Je préfère dire tout un tas de trucs, tout le reste. D’ailleurs, on me le dit souvent : « Tourne la langue 7 fois dans ta bouche avant de parler ». Mais ma bouche va bien plus vite que ma langue et ma tête ne contrôle pas tout. Je m’excuse, souvent, d’avoir dit quelque chose qu’il ne fallait pas que je dise. Mais je suis comme ça, je parle, je parle, de pleins de chose mais pas de ça. Jamais de ça. Alors, je m’excuse, je m’excuse d’avoir parlé trop vite. D’avoir lâché des mots que l’autre ne voulait pas entendre. Je m’excuse souvent. « Je suis désolé », je dis. Je dis ça souvent : « Je suis désolé vraiment, je ne voulais pas dire ça ». Mais c’est trop tard. 
Je me bats avec mes démons, c’est plus fort que moi. Parfois, ils me foutent la paix, un peu, parfois pendant un long moment. Mais ils reviennent. Ça gratte, ça rit, ça irrite, ça m’obsède et je craque. Mais seulement, quand je suis seul. Seulement, quand l’autre n’est pas là. C’est comme ça, ça a toujours été comme ça. 
Je crois qu’on a tous notre poison. C’est une façon de se sentir plus en vie, de se rappeler qu’on est bien vivant. On a tous une petite partie de nous qui n’est pas très jolie. Cette partie qui ne nous veut pas du bien, ni à nous, ni aux autres. Moi, c’est ça, ça l’a toujours été. J’ai essayé de m’en débarrasser mais ça reste, comme un bout de scotch sous la semelle, ou une tache d’huile sur un habit, ou… euh…. 
Je me bats avec mes démons, depuis toujours. Alors je comble autrement. Je ne veux pas laisser ma tête se reposer. Je comble, je comble ce gouffre, je le cimente, comme je peux, je le comble. J’ingurgite, j’avale, je mastique. Seul, toujours tout seul, j’avale tous, je mâche, je bouffe jusqu’à trop. Beaucoup trop. Il faut que je recrache tout. C’est plus fort que moi, je dois vomir. 
Je me bats avec mes démons. Je parle, je ris, je vis avec l’autre, je fais tout pour ne pas y penser. Pour oublier. « Il ne faut pas » m’a-t-on dit. Puis on ne peut pas toujours oublier, ou on n’oublie pas vraiment. On se le fait croire. On fait semblant. Alors on parle, on parle de tout et de rien, surtout de rien, parce que si on parlait de tout, on finirait par ne plus aimer l’autre. On fait semblant. Je fais semblant. 
Je n’en veux plus. Je ne veux plus faire semblant. 
J’en ai marre, c’est ça, j’en ai marre. Marre de parler pour ne rien dire. Je préfère me taire. C’est ça, je vais me taire. Je ne vais plus parler. Je ne vais plus laisser tous ces mots sortir de ma bouche sans contrôle. Je vais regarder mon dedans, l’affronter. Pour une fois, je vais laisser mon dedans prendre le dessus, ma tête crier et mon estomac gratter. Je vais m’affronter en silence. 
Il est temps. 
Il en est temps. 
Je me tais.
- Sarah Pignatel

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