N43: La Vie Sans Toi
MANUSCRIT N°43
« On va quand même pas changer le monde, mais… »
Adulte
LA VIE SANS TOI
On va quand même pas changer le monde mais il y des moments où la vie peut basculer. Cela fait six semaines que nous sommes confinés. Tu es partie, y a cinq semaines. Après avoir partagé 48 ans de mon existence, tu m’as quittée brusquement. Tes dernières heures furent tumultueuses et noires. Tu traversais des eaux sombres, habitées par des serpents aquatiques et venimeux, tu te mouvais au milieu de limaces noires et humides qui ont fini par sauter à travers les fenêtres de mon appartement. Notre cohabitation n’était plus possible, tu pesais sur moi depuis si longtemps et c’est à ton départ, après avoir pris conscience de ton absence, après avoir senti le vide que tu laissais, que j’ai réalisé que tu ne me manquais pas ; j’étais même soulagée, heureuse d’être enfin seule avec moi-même.
Je te connaissais depuis toujours, au point d’être persuadée que la vie sans toi était impossible ; Tu faisais battre mon cœur, souvent à la chamade, tu inspirais, impulsais chacun de mes gestes ou au moins la plupart, car je ne pouvais agir ou me mouvoir sans tenir compte de toi. Chaque chose que j’effectuais, chaque pensée ou presque était animée par ta présence. Tu étais plus qu’une obsession, tu étais mon guide, l’essence de mon quotidien. Et depuis ton départ, je m’étonne, de ne plus sentir mon cœur s’emporter dans ma poitrine, de ne plus sentir mon souffle se bloquer. Mes pensées sont calmes et lisses, elles se colorent librement.
De mon enfance à ma vie d’adulte, tu étais là sans cesse, faisant naître en moi des crises de larmes terribles car ta présence oppressante me donnait envie de fuir. Fuir en des contrées lointaines, là où l’imagination est le remède de tout. En ces pays, je retrouvais ma liberté d’être mais aussi le moyen d’être reliée aux autres, de partager des choses merveilleuses sans que tu ne puisses intervenir. Je me sentais presque libre. J’avais créé ainsi de nombreux ilots de calme, de multiples refuges où je t’échappais, où seules comptaient la beauté, l’harmonie, la liberté où je pouvais faire vivre ma curiosité du monde et des autres. Mon refuge préféré était la bibliothèque municipale : loin de toi je respirais de nouveau, la connaissance, les mots, l’imagination de tous ces auteurs, les textes en anglais gravés sur des disques vinyles, dont je ne comprenais pas toujours le sens, tout m’éloignait de toi, de ta possessivité égoïste, de ton goût de la violence et de la manipulation.
Il y avait aussi la salle de bain : la porte fermée à clef qui préservait ma tranquillité, je mettais une nouvelle distance avec toi dans les vapeurs de savons à la violette et de shampoing à la fraise. Le corps brûlant et ramolli, je vaquais ensuite en pyjama dans l’appartement et je pouvais me laisser aller à écouter les dernières chansons au sommet du hit-parade sans que tu ne me perturbes.
« Gaby ! Oh Gaby!” Dès le début de la mélodie mêlant saxophone et basse, tu fuyais. Tu détestais la voix rauque de Baschung. Du haut de mes 10 ans, je ne comprenais pas tout ce qu’elle racontait mais sentir qu’elle te faisait horreur installait une telle paix en moi que je l’adorais encore plus. Bien sûr, tu revenais dès que la chanson était terminée. Ma respiration devenait courte, l’intérieur de mes paumes légèrement humide, L’avenir me semblait sombre, persuadée que je ne parviendrai jamais à vivre sans toi.
Pourtant, quand je suis devenue une adulte, tu as tenté de te faire discrète. Mais ton influence, ton endoctrinement avaient été si forts pendant toute mon enfance que je ne parvenais à t’oublier. Je continuais de vivre comme si tu étais omniprésente. Pire, je créais des situations qui, par leur issue inconfortable, me laissaient penser que tu étais toujours dans ma vie. Et je continuais de souffrir, persuadée que ma vie ne pouvait être autrement. Les ilots existaient toujours : une fuite au sommet d’une librairie pour profiter d’une exposition de peintures abstraites, la musique des Cure s’enroulant autour de moi en vagues infinies, tu avais tout cela en horreur. Pourtant, les moments difficiles se multipliaient et il me fallait beaucoup d’optimisme et de joie pour continuer d’avancer, pour poser un pied hors du lit chaque matin.
Cependant, depuis deux ans pratiquement, je voulais changer : la souffrance récurrente devenait usante, je m’épuisais à t’écarter de ma route, je voulais que tu partes mais je n’arrivais pas à me le dire. Quelques jours avant le confinement, j’ai eu besoin d’être bien avec moi-même. Je ne voulais plus être à l’origine de mes souffrances, j’en avais assez de m’excuser de tout, en particulier de ce dont je n’étais pas responsable, j’en avais assez de m’effacer, de ne pas reconnaître ma place, mes besoins.
Au tout début du confinement, j’ai ramassé toute l’énergie que je pouvais avoir, je me suis concentrée sur ce qui me semblait indispensable : comme l’oiseau se construit un nid avec de la mousse et des plumes, je me suis adressé de la tendresse, avec pudeur au début, avec simplicité ensuite, avec naturel enfin. Bien au chaud en moi-même, j’ai alors trouvé comment dire à ceux qui m’entouraient ce que je ne voulais plus : qu’on me parle mal, qu’on me menace, qu’on me fasse sentir que j’étais une mauvaise personne. Ça, c’était ce que je vivais avec toi, il n’était pas question de le revivre encore.
J’ai eu besoin de temps pour réaliser que tu n’étais que destruction. Pendant des années, j’ai entrevu des bribes de tes actions, des souvenirs me revenaient et je commençais à comprendre comment tu t’y étais prise, mais aussi quels effets tu avais eus sur moi. Certains souvenirs tournaient en boucle dans mon esprit depuis mon adolescence, mais c’est lovée dans le cocon que j’avais fabriqué pour supporter le confinement, que j’ai fini par prendre conscience que c’était des souvenirs antidotes, des moments où j’avais pu échapper à ton emprise et où je faisais vivre de grandes et belles parties de moi-même, dégagées de ton ombre. Ces souvenirs, flottant en moi comme d’immenses bulles, stimulaient ma joie de vivre, ravivaient ma créativité, me soutenaient pour me permettre de traverser l’existence.
Cette nuit-là, celle où tu es partie, ce n’est pas le coronavirus qui t’a tuée. Par un procédé puissant, comme en réponse à tous mes besoins, tu t’es incarnée dans mon rêve et je t’ai chassée, toi et ta cohorte de serpents et de limaces : il n’était plus question de me sentir en sursis ou persuadée d’avoir à séduire tout ce qui vit autour de moi pour ne pas avoir à subir de violences. Et surtout il n’était plus question que la peur vienne colorer mon présent ou mon futur.
Toi, la peur, je t’ai chassée, tu es partie pour toujours, je le sais. Les sensations de vide sont passées, j’ai compris que tu ne reviendrais pas.
Quand la peur m’a quittée, la colère est arrivée contre celui qui l’avait fait naître en moi au fond de ma petite enfance. Le souvenir du lit blanc, la boule lumineuse en osier orange où je me perdais du regard pour me cacher de la ribambelle des ombres, les battements de mon cœur que je confondais avec des pas dans le couloir, tout cela s’est estompé : je peux les regarder comme un film, je les laisse défiler sous mes paupières, je reste impassible et sereine.
J’ai la certitude que je ne vivrai plus jamais comme avant, il est inutile de perdre du temps à lui en vouloir.
Cela fait cinq semaines que ma peur est partie. Le coronavirus est toujours là, nous sommes encore et toujours confinés. Je n’ai pas changé le monde, mais j’ai changé la manière de le percevoir.
- Nathalie Perat
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