N41: L'Homme qui se Tait

MANUSCRIT N°41
L'homme qui se tait
Adulte

L'HOMME QUI SE TAIT

L'homme qui se tait, replié sur sa douleur, n'a pu oublier. La frustration lui saute à la gorge dans une étreinte toxique. Ses souvenirs venimeux le taraudent. Joël se souvient... 
Les bancs de l'école, les caramels mous glissés dans la tête des porte-manteaux, les épinards à la cantine le jour où le père Imé tondait la pelouse, les dortoirs aux draps rêches et blancs, la lumière criarde du néon éteint à 10 h pile... tout était présent encore dans sa tête comme s'il avait quitté cette école St Nectaire hier ou avant hier. 
La sœur Madeleine aux dents longues le réveillait encore au milieu de ses cauchemars. Elle tentait toujours comme elle l'avait prétendu 20 ans plus tôt faire rentrer les rudiments de cette belle langue de bois et d'hypocrites dans leurs têtes d'abrutis. Les voûtes tristes du passage glacial qui vous menait des classes pourries d'humidité qui sentaient le lichen et le champignon aux salles de prière où le sermon du père Sécuteur vous traitait de poule mouillée lui glaçaient encore les sangs. De tout cela, il n'avait rien effacé de sa mémoire. 
Le doux Joël n'avait pu oublié, même si chaque trimestre quand il filait par le Paris Brest à travers champs vers la mer de son enfance, vers ce phare breton qui lui autorisait un ancrage , même s'il s'asseyait , son panier de crabes au bras, il ne pouvait oublier, il ruminait, même s,il se remontait le moral en s'encourageant " c'est pas la fin des haricots " , il fulminait et un feu caché lui brûlait l'estomac comme un plat trop pimenté. 
Les années passaient, identiques, les brimades s'additionnaient, mille-feuilles de persécutions qui ne s'envolaient pas au vent des marées lors de ses échappées. 
Et puis il continua sa vie cahin-caha, sans vivre seulement survivre car son cœur d'artichaut abritait des amours que la république française appelait maladies en ces années 90, il était malade d'amour. Et les langues de vipère des gros musclés de ses collègues débordant d'androgènes le harcelaient en l'appelant la petite Joëlle. Il vécut par procuration, internet était son horizon et sa retraite, sa pomme d'amour. 
Il eut l'idée d'organiser un repas convivial réunissant tous les anciens élèves de la promotion 1970 de l'école St Nectaire. Contacts, invitations par mail. Tout fut vivement organisé. Devant tant d'engouements, il avait la gorge nouée même il en avait gros sur le la patate et lourd sur l'estomac. 
Dans son imagination, tout était prêt, de la nappe amidonnée à l'eau de chaux plombée au cocktail servi dans des verres trempés dans le sucre glacé à l'arsenic. Les fourchettes auraient été imbibées, rien que la pointe dans une solution de cigüe. Ah oui, ils les imaginaient ces hommes virils et installés, jambes écartées, levant haut le coude, buvant bruyamment ce vin de la discorde. Dans le kir royal, il aurait mis des boules de gui à la place des framboises pour le décor, ça aurait été joliment original! Il aurait commandé au traiteur du coin les mets les plus divins, ris de veau aux champignons, aux cèpes se mêleraient quelques amanites. Du ris de veau, on ne rirait point longtemps puisqu'il aurait ajouté un peu de racines de mandragore, ce goût si fin dont on le féliciterait et qu'il dirait attribuer aux trompettes de la mort. Il souriait à l'idée de leur vanter les saveurs de la sauce aux trompettes de la mort car la mort s'annonce mais sans tambour ni trompette. 
Les visages commenceraient à pâlir tels des blancs en neige, les langues de vipères deviendraient langues de bois tant cet organe serait lourd et sec dans la bouche. Et puis pour se rappeler les bons souvenirs des années passées à l'école religieuse, il leur servirait de la chaussée aux moines, dure comme la semelle des godillots des curés , que ces hommes indignes utilisaient pour lui écraser les doigts pour faire expier ses pêchers, ses pensées et en hommes saints il lui disaient " tu boiras le calice jusqu'à la lie". Pour ceux qu'une sieste lente et définitive n'aurait pas encore attaqués, il prévoirait un gros gâteau à étages, une forêt noire comme ses idées saupoudrée de charbon de bois mêlé à la mort aux rats qu'il avait gentiment rebaptisé mort aux vaches. 
Mais non, le bon, le doux Joël en eut des hauts le cœur, il ne pourrait pas...La vengeance est un plat qui se mange froid mais lui préférerait toujours le chaud du cœur au froid de la mort. Et d'un clic, il annula le regroupement de la promotion 70. 

- Anita Guillemin

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