N39: Sur la Place

MANUSCRIT N°39
La Foule
Adulte
LAUREAT

SUR LA PLACE

Benoît

Rien n’expliquait ce vague sentiment qui avait investi mon estomac depuis les premières bouffées de l’éveil. Il tournait dans les profondeurs tel un poison dilué, un gaz nauséeux et furtif qui étourdissait la fine base de mes pensées ; un drapé de tulle troublé sur tous les gestes du quotidien, plein d’interrogation comme une anguille d’absurdité, discrète dans ses sursauts d’épines. 
La rue piétonne pourtant était fidèle à elle-même, galvanisée par le sucre des magasins, l’œil pétillant de néons, de promotions grands formats aux couleurs clinquantes. Un ensoleillement irréel extrapolait même la marée haute des sachets, des pas ; les yeux en exutoire propre à cette période faste, propice à la boulimie acheteuse. Sans les premières feuilles de rouille au sol nous aurions pu croire à un mois de juin égaré, à la dérive au bord du calendrier, complice de la frénésie. Au milieu des chasseurs de falbalas fusaient quelques fronts pressés, mallettes aux poings, carapaces encravatées de blanc, d’anthracite, des employés en pause repas sur les bancs publics la bouche pleine de sandwichs ou de taboulé en barquette. Vibration sourde de l’arythmie sous ma peau, le venin d’un doute. 
Dans une panse plus élargie de la rue tournait un carrousel aux trois temps acides : mélopée citronnée d’un orgue de barbarie d’où jaillissaient quelques cris d’enfants. L’ombre des platanes, pourtant d’un âge vénérable, semblait avoir du mal à contenir le tumulte. 
Le premier visage s’extirpa de ce grand bain. Avec la fulgurance de l’éclair il trancha la paix apparente de ces roulements horaires : un homme, teint jaune, cireux, les traits tirés de certitudes anguleuses fila. Le croisement fut bref mais je pu lire dans ses mâchoires serrées la volonté de mordre à tout instant. Au fond de sa pupille luisait une haine sans borne qui semblait fendre l’épaisseur des airs ; un cosmos qui vibrionnait telle une galaxie abandonnée cerclé par un iris bleu de glace aux accents de folie. J’en fus instant statufié, le soulier suspendu, des fourmis d’alerte au creux du ventre. 

Rita 

Un jour semblable aux autres. La même violence latente sur les murs, la même mèche tirée entre leurs doigts toujours au seuil de l’enflammement. A première vue bien sûr la carte postale était belle, je la connaissais par cœur, c’était mon coin pour ainsi dire. Une place élargie, refaite à neuf depuis peu dans un granit blanc aveugle qui se teintait déjà de particules urbaines. Un manège dans un coin et les rangées de bancs publics blotties sous la vague remuante des platanes. Tout autour, des remparts de boutiques lumineux comme des corolles. Ça ressemblait presque aux croquis aseptisés qui illustraient les palissades pendant les travaux, le bonheur figé en moins. Cette charpente végétale était mon monde, ma couverture sous le ciel, j’y passais la moitié de mes jours tirant sur le socle des arbres mon caddie rempli à ras bord des riens de toute une vie. 
Dans la cavalerie des silhouettes qui gravitaient ici en tous sens -comme un fleuve désorienté- je tirais ma survie et mes plus grandes détresses. Comme les moineaux, les pigeons, mes compagnons de trottoir je savais flairer les minutes idéales, les intervalles de repos au sein même de la brutalité. Je n’étais en revanche pas dotée, comme eux, du pouvoir de disparaître dans les branchages lorsque la valse des acharnés venait à nouveau tirailler le bitume. Toute leur essence se déversait dans mes yeux pour en faire une plaie ouverte. 

Benoît 

Au pied marbré d’un platane vivait habituellement une petit dame aux multiples couches de vêtements altérés, une longue crinière grise enroulée dans un turban de coton et qui traînait toujours derrière elle son fidèle caddie figé de crasse, gonflé à craquer d’on ne sait quel fatras. Elle ne manquait pas au décor ce jour là et c’est en arrivant à sa hauteur que j’aperçus le second des visages. Teint, mâchoires, face électrisée de fureur, nez à la droiture martiale. La première apparition fuyait à peine dans mon dos que son clone perçait la foule de sa férocité à vingt mètres devant moi. Que peut l’esprit face à un tel sortilège sinon tanguer, se lover sans une soudaine ivresse d’incompréhension ? Un troisième sortit d’une boutique de fringues à droite, un autre déboucha de la pénombre du passage couvert la démarche rapide et volontaire. En plusieurs points désormais la foule des grands jours commerciaux se fendait d’un visage égal, terreur virale qui la démystifiait ; traits d’une sentence larvée en pleine pandiculation. Le beau jour poursuivait son brasier sans se soucier de l’écume irréelle qui germait sous ses augures. 

Rita 

Ils ne m’effrayaient plus. Mon crâne était rompu à leurs débordements. Les courses soudaines, les traques, les excès, les envolées de poings ou de griffes à s’en manger la tête faisaient partie du décor au même titre que le mobilier urbain ou la folle résistance d’une nature encastrée, cerclée de fer. Je pourrais en dire sur leurs rebonds mortifères planqués sous des peaux de vie heureuse. Je pourrais palabrer sur ce soleil entier reçu un jour en plein front et qui demeure désormais là comme un sang inguerissable. Je pourrais chanter, parler, hurler que rien n’y changerait. J’ai basculé au rang des inaudibles, un mobilier de plus, un mobilier de peine et de crainte dans la grande mécanique d’une ville et de ses envies. 
Cet après-midi là la foule se dilatait. Un jour grisé propice à tous les phénomènes, à toutes les nuances de la frustration. Moi, je restais à proximité de mon banc, ma margelle, la tour d’observation idéale pour guetter les accalmies et saisir les miettes de bonté qui pouvaient gonfler ça et là. Près des vitrines du grand magasin je remarquai un homme qui venait d’interrompre son pas et dont le visage semblait se déformer sous l’effet d’une peur irrépressible. 
Il scrutait les vagues populeuses, le nez retroussé de panique. Je vis dans son recul une occasion de vivre. 

Benoît 

Il en venait partout, tous l’exacte photocopie du premier et ils se croisaient, s’interpellaient. A proximité du carrousel deux d’autres eux s’empoignèrent le col en se couvrant mutuellement d’insultes ; postillons au vent sur leurs profils identiques. C’est à ce moment là que la mendiante s’approcha, le pied traînant dans son accoutrement de suie et d’abandon. Je dus lui paraître décomposé car en se plantant devant moi elle m’interrogea. 

-Ça va monsieur ? 

Que voulait-elle du haut de son rien ? Pourquoi s’enquérir de mon état ? Je la détaillai : la vieillesse en bataille enveloppée dans son turban, l’échec recroquevillé sur lui à même à bout de force, noyé. Encore une technique pour gratter quelques pièces ou de quoi picoler. Je répondis, à moitié irrité :

-Mais oui ça va, pourquoi ? 
-Vous les voyez n’est ce pas ? 
-Comment ça je les vois, je vois qui ? 
-Leurs débordements. Cette figure uniforme qui file sous les enseignes. La rage, son ardeur. 

Joues blanches, vides. Derrière son épaule la place n’était plus hantée que par une silhouette. Un teint cireux, des traits tirés et des regards de haine par centaines couvraient le macadam. Si la plupart marchaient droit devant eux d’un pas rapide certains se grognaient au museau ; les poings, les pieds fusaient sur les carcasses envenimées. Ceux du carrousel se débattaient à terre dans une nuée de coups assassins. Contre les vitrines, à l’entrée des porches ils se saisissaient par le cou exacerbés d’ouragans intérieurs. L’homme contre l’homme. La lutte d’un individu contre son semblable occupait toute la place. Elle étourdissait les hautes façades, irradiait l’astre incandescent des ces boutique qui rivalisaient avec l’été synthétique. 

-Vous devriez m’en parler, lâcha t elle. Venez vous asseoir avec moi sur le banc. 

Je ne su que répondre tant la proposition était incongrue. Déstabilisée par mon silence elle esquissa un demi sourire et poursuivi : 

- Vous avez peur et c’est normal d’avoir peur. 
- Peur, moi ? Où allez vous chercher ça ? 
- Ce n’est pas grave la peur vous savez... 
- Allons ! La vieille eut l’air désappointée. Que voulez vous au juste ? Des sous ? 

Rita 

J’ai au moins pu glaner un brin de monnaie. Le faire parler fut une tâche trop ardue. Il lui aurait fallu trahir quelques unes de ses fondations au passage. 
L’homme a poursuivi son chemin avec le pas chancelant de l’explorateur qui avance dans un paysage inconnu sur lequel tout s’embrume, sur lequel se distendent les lois de la physique pour laisser place à une nouvelle disposition nucléaire des choses. Il a déambulé contre la vitrine du grand magasin et pour son malheur il est tombé nez à nez avec son reflet dans la vitre. J’ai entendu son cri, sa rage à coups de poings contre la paroi de verre. 
Il avait désormais ce visage, ce visage qui se tait. 

- Grégory Parreira

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