N38: L'Homme qui se Tait
MANUSCRIT N°38
L'homme qui se tait
Adulte
3ème PRIX
LAURÉAT
L’HOMME QUI SE TAIT
« Vous allez devoir quitter ce logement d’ici deux jours, monsieur. Je suis navrée, mais si vous ne le faites pas, je me verrai dans l’obligation d’appliquer les sanctions qui s’imposent. Se loger a un coût. Vous avez déjà été prévenu. » L’homme observe l’huissière qui vient de lui adresser froidement ces paroles, il semble sonder avec curiosité le regard de celle qui s’applique à figurer tant bien que mal l’autorité qu’elle représente. Parfaitement bureaucratique, éviter surtout l’humain, cela ouvrirait la porte à la vulnérabilité. L’homme la regarde encore, sans parler, inclinant très légèrement la tête à droite, ses yeux grands ouverts. L’huissière semble déstabilisée par cette absence de réaction, de paroles, de supplications, de tentatives de négociations, de révolte, de colère, ou même de pleurs. Rien. L’homme ne dit toujours rien. Il observe, avec toujours la même étincelle dans le regard. Alors, pour éviter de perdre toute contenance, l’huissière le salue rapidement, et tourne les talons, après avoir jeté un dernier regard éberlué aux toiles qui jonchent tous les recoins du studio, portraits et paysages.
L’homme va ouvrir la fenêtre, allume une cigarette, et fume en regardant passer les passants. Puis, il attrape son manteau sur l’unique chaise de l’unique pièce de son logement – qui n’est plus vraiment le sien apparemment – et il sort se promener, se mêler aux passant qui passent sous la fenêtre. Il traverse le petit parc en bas de chez lui, s’assied sur son banc, ou du moins sur un banc dont personne ne l’a encore chassé sous prétexte qu’il ne l’a pas payé. De là, il regarde jouer les enfants, courir les joggeurs, il écoute les paroles des couples qui marchent en se tenant par la taille ou par la main, il nourrit ses sens des fleurs qui l’entourent, si colorées à l’odeur et si parfumées pour les yeux. Il sort un caramel de sa poche, décolle délicatement le papier rouge qui l’enveloppe, et le laisse fondre lentement sur sa langue, les yeux toujours aussi grands ouverts. Puis il plie le papier du caramel, encore et encore, le déplie, le replie, et le déplie encore, sentant sous ses doigts les rides, l’usure du papier, semblable finalement à l’usure de ses doigts, à l’usure de sa peau, à l’usure de sa vie.
Il commence à se faire tard. Le parc se vide peu à peu. L’air se rafraichit encore, vivifiant pour l’homme assis sur son banc. Il regarde calmement le ciel aux douces nuances orangées du soir, l’hémorragie bénigne du soleil derrière les arbres. Il ferme les yeux pour mieux savourer ce moment de paisible solitude, enveloppé dans le cocon protecteur du soir et des arbres.
« Vous allez devoir quitter le parc, monsieur, je suis navré. » Quelques paroles assez sèches, coupantes. Sa contemplation interrompue, l’homme ouvre immédiatement les yeux, et fixe intensément l’agent qui l’interpelle, de ces mots si proches de ceux de l’huissière quelques heures plus tôt. L’agent affiche un air neutre empreint de la même volonté d’autorité que dans le cas de l’huissière. L’homme ne dit toujours rien, se contente de plonger ses yeux dans ceux de l’agent, pourtant hermétiquement inexpressifs à première vue. L’agent semble déstabilisé, répète sa demande initiale comme s’il craignait que l’homme ait mal entendu ou compris, comme s’il était sourd ou vaguement sénile. L’homme se contente de pencher très légèrement la tête sur la gauche, son regard plongeant toujours dans celui de l’agent. Puis, l’homme se lève lentement, comme s’il avait décidé de lui-même de marcher un peu, et s’en va d’un pas tranquille, qui contraste radicalement avec le pas pressé de l’agent éberlué, reparti dans la direction opposée.
L’homme déambule dans la ville, les sens en éveil, comme à son habitude. Il effleure les murs de la main sur son passage, comme le font parfois les jeunes enfants. Il sent leur rugosité ou leur douceur sous ses doigts, il savoure la richesse de ces diversités de textures. Il regarde les lumières s’allumer et s’éteindre aux fenêtres, tout en respirant l’odeur de nuit qu’apportent les ombres lorsqu’elles s’étendent sur les toits. Il lève la tête et imagine les milliers d’étoiles invisibles, dissimulées à ses yeux par la pollution lumineuse de la ville, étoiles qui se reflètent pourtant au fond de son regard si intense, presque transcendant. Il arrive sur la petite place des oiseaux, désertée par ces derniers à cette heure tardive, et il s’adosse à l’Arbre, au grand Arbre qui s’y dresse depuis toujours, majestueux. Un chat noir vient se frotter contre sa jambe en miaulant doucement. L’homme le caresse un instant, sourit, et le laisse filer au loin, se perdant dans la nuit. Un agile vagabond, comme lui. Il se tait, encore et toujours, et écoute les rumeurs des ruelles voisines, ainsi que les rares voitures qui passent sur la grande artère, à quelques ruelles de là. La place est un petit havre de paix à cette heure du soir. Lieu merveilleux pour se taire, et écouter le calme. Un calme toujours incroyablement riche, plein, mais qui échappe aux vies humaines pressées. L’homme ferme les yeux, pour mieux imaginer ce qu’il ne voit plus, pour étendre à l’infini les possibles, les « comme si… ».
« Que faites-vous là ? Vous devriez rentrer chez vous monsieur, ce n’est pas très prudent de rester seul ici à cette heure et à votre âge… » Quelques paroles prononcées avec un mélange d’autorité paternaliste et de pitié. L’homme ouvre les yeux, une fois de plus, et aperçois une jeune femme à la fenêtre, qui lui adresse un regard légèrement réprobateur, comme si sa présence sur cette place était déraisonnable, irresponsable, et surtout trop étrange pour ne pas paraitre un peu louche. Le « Que faites-vous là ? », prononcé sur un ton péremptoire refuse d’ailleurs apparemment toute légitimité à l’inaction, ou plutôt à ce qui ne peut être perçu que comme de l’inaction aux yeux de la jeune bourgeoise. L’homme la regarde, fixe du regard le visage qu’il distingue difficilement dans la pénombre, et se tait. « Vous m’entendez, monsieur ? » Il se tait toujours. Il regarde toujours à pleins yeux, sourire aux lèvres, avec toujours cette même bienveillance mystérieuse, le même éclat brillant entre ses paupières. « Monsieur ? » Ca y est, elle est déstabilisée. Mais l’homme se tait toujours. Longuement. Il se tait et regarde. Alors, la jeune femme ferme la fenêtre en murmurant pour elle-même des paroles inaudibles. L’homme garde un instant les yeux posés à l’endroit où elle se tenait, puis il se redresse lentement, et se remet en marche.
Il rentre tranquillement. Dans la cage d’escalier du petit immeuble, il s’assied sur les marches quelques instants, toujours souriant, et ferme les yeux. Cette fois-ci, il ne court pourtant pas le risque d’être interpellé par une voix quelconque, qui comme chaque voix aurait pourtant des particularités précieuses. L’homme s’enrichit toujours de ces voix malgré les intentions contraignantes et froidement rationalisées de celles et ceux qui les prononcent. Il préfère saisir les paroles au vol, comme tout le reste, saisir la richesse des paroles humaines spontanées et vivantes, la richesse des échanges véritables. Alors, après ce court arrêt pensif dans l’escalier, il se lève, monte les quelques marches restantes et pousse la porte de son studio-qui-n’est-plus-vraiment-le sien. Il enlève son manteau, le pose sur la chaise, va à la fenêtre, et regarde les rues désertées par les passants, quelques mètres plus bas, sous la lumière diffuse du lampadaire.
L’homme reste ainsi plusieurs minutes, fumant tranquillement à la fenêtre. Puis il se retourne, et regarde chaque recoin de son studio comme s’il le découvrait, saisissant tout de ses yeux brillants de vie. Il se dirige vers la table de chevet, et attrape un sac à dos en toile usée laissé sous le lit. Il le remplit de quelques vêtements, de quelques fruits et de quelques livres, et le pose devant la porte. Surtout, il réunit le strict nécessaire de son matériel de peinture, son gagne-pain et sa vie. Enfin, il s’abandonne au sommeil.
Au lever du soleil, l’homme embrasse une dernière fois du regard ses toiles, fume une dernière cigarette à la fenêtre en regardant les premiers passants passer pour aller vaquer à leurs vies pressées, puis il prend son sac, et sort. Il ne sait pas où il va, mais il sait qu’il contemplera des horizons toujours nouveaux, il découvrira autant de richesses que la vie le lui permettra, il écoutera, encore et encore, les voix des femmes et des hommes, des voix qui expriment toute la palette des émotions et des pensées, des voix libres, particulières, dansantes. Il projettera toute cette vie sur ses toiles, à l’aquarelle. Il sera chez lui partout, plutôt que de ne l’être nulle part. Ses yeux diront toujours bien plus que ne le feraient des paroles : l’homme ne se tait pas, il sent et ressent la vie pour mieux l’insuffler aux huissières, aux agents, aux bourgeoises, et à tous ceux qui auraient égaré cette vie dans des paroles convenues.
- Emile Vince
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