N37: Bien que n'étant pas Fou, il perdit la Tête
MANUSCRIT N°37
La Foule
Adulte
BIEN QUE N'ETAIT PAS FOU, IL PERDIT LA TÊTE
Lorsque je sortis de ma chambre, le petit déjeuner était déjà servi. Sur la table m’attendait une boisson chaude que je ne n’identifiai pas et deux tartines de pain grossier sur lesquelles était étendue une substance grasse au goût légèrement sucré. L’aubergiste me regardait en souriant, avec l’air de s’excuser ; elle n’avait certainement pas pu trouver mieux. Compte tenu du contexte, j’étais très reconnaissant et cherchais une phrase aimable.
- J’ai bien dormi, j’en avais besoin !
- J’en suis très heureuse, Monsieur. Je vous laisse prendre votre petit déjeuner tranquillement.
Je la remerciais d’un signe de tête, j’avais grandement besoin de déjeuner en paix pour organiser au mieux le temps qui m’était imparti ; je n’étais en effet à Paris que pour la journée. Bien que je vienne de très loin, il n’avait pas été possible de négocier plus de temps mais je ne regrettais pas ma décision. Je ne voulais pas rater ce moment historique : dans quelques heures, le roi Louis XVI allait être guillotiné.
Ce n’était pas une envie macabre qui m’avait incité à assister à cette exécution mais un désir de faire partie de l’histoire, même si c’était en figurant bien entendu, il n’était pas question de participer.
Depuis tout petit, je portais un vif intérêt à la politique. J’avais observé l’accession au trône de ce nouveau roi avec ses incertitudes et ses égarements. Malgré les difficultés d’accès à une information fiable, j’avais suivi son procès jusqu’à la décision finale. Je ne penchais ni d’un côté ni de l’autre et même si j’avais une légère préférence pour le prestige d’une monarchie, la prochaine mort du roi ne m’attristait pas.
Il me restait environ 2 heures avant l’exécution et j’allais en profitais pour déambuler dans ce Paris que je ne connaissais pas. J’aurais préféré le découvrir en plein printemps, voir ses arbres en fleurs et ses parcs verdoyants plutôt que ce temps humide et froid de plein hiver. Je m’en contenterai, je n’étais pas ici pour profiter du spectacle de la nature. Je découvrais avidement chaque rue, chaque façade. Pour moi, même la plus simple d’entre elles était source d’émerveillement. J’emmagasinais le plus de visions possibles pour pouvoir ensuite décrire la ville à mes proches lorsque je rentrerais chez moi.
Lorsque j’atteignis la place de la Révolution, une immense foule était déjà présente. Tout avait était pensé pour que personne ne puisse s’approcher de trop près. L’échafaud trônait en effet au milieu d’un espace vide, encadré de canons et d'une troupe de fédérés. J’avais pris le temps d’étudier l’agencement de la place et j’avais choisi l’endroit qui offrait la meilleure vue. Malgré cela et même avec de très bons yeux, il allait être difficile de capter tous les détails de la scène. Dans ma poche, j’avais une paire de lorgnettes grossissantes que par prudence je ne sortirais qu’au dernier moment. Bien qu’autour de moi les gens ne semblaient pas à craindre, ce n’était pas le moment de se faire agresser. De mon côté, la foule était composée de gentilshommes alors que les ouvriers occupaient plutôt le côté gauche de la place. Les deux hommes qui conversaient juste à côté de moi étaient d’apparence très correcte mais ils avaient quelque chose de déplacé sans que je puisse définir pourquoi me venait cette idée. Seul l’un des deux parlait et je croisais fréquemment son regard qui me mettait très mal à l’aise. Son compagnon se taisait et semblait hypnotisé par la situation. Par mesure de précaution, je décidais de m’éloigner de quelques pas. Le moment n’allait plus tarder.
Comme moi, la foule attendait, le souffle suspendu. Soudain, un bruit de chevaux se fit entendre et comme un seul homme, la foule se tourna vers la voiture qui emmenait le roi vers sa mort. Un murmure monta mais il ne s’amplifiait pas. La foule ne s’autorisait toujours pas à s’exprimer.
Je sortis mes lorgnettes et me mit en position pour observer la scène. Du coin de l’œil, je vis que les deux hommes étranges que j’avais repérés tout à l’heure avaient également sorti leurs lorgnettes. Se pourrait-il que …? Oui ce n’était pas impossible. Après tout il y a d’autres passionnés d’Histoire sur Terre.
Le roi était maintenant sur l’échafaud, les mains attachées dans le dos. Grâce à mes lorgnettes je pouvais distinguer chacune de ses expressions. J’observais également le bourreau mais son visage était indéchiffrable. Quelle maîtrise ! A moins qu’il ne ressente rien mais cela me semblait impossible. Le roi prononça ses derniers mots qui furent couverts par les roulements de tambour. La foule n’avait toujours pas réagi mais on la sentait au bord de l’explosion.
Le roi fut déposé sur la planche en bois puis sa tête disposée sur la lunette. Tout se passa très vite et quelques instants plus tard, le bourreau brandissait la tête coupée. La foule qui s’était contenue se déchaina alors, des cris résonnèrent de tous côtés « Vive la Nation ! Vive la République ! Vive la liberté ! ». Quelques salves d'artillerie furent tirées et certains dansèrent la farandole. Je notais que, comme moi, les deux hommes étranges gardaient leur distance par rapport à la foule, ne sachant visiblement comment réagir.
La dépouille du roi fût emportée et la foule se dispersa. Bientôt il ne resta sur la place que quelques personnes dont les deux hommes et moi. Tout naturellement nous nous approchâmes.
- « Quel moment Monsieur, n’est-ce pas ? » m’adressa l’un des deux hommes. - « Oui assurément » répliquai-je « Contre toute attente, c’est la foule qui m’a le plus impressionné. Autant d’êtres vibrant à l’unisson c’est incroyable. Un moment très particulier à vivre ».
- « Inoubliable en effet. Mon ami ici est muet d’émotion depuis ce matin ! » dit-il en un sourire gentiment moqueur. « C’est vrai que la nuit dernière il était très tendu, contrairement à moi. Oui moi j’ai bien dormi, j’en avais besoin » me dit-il avec un clin d’œil.
Je ne m’étais donc pas trompé. Il était rigoureusement impossible que cet homme prononce ces mots par pur hasard. Ce furent les mots prononcés par Louis XVI ce matin à son réveil.
- « Vous avez fait beaucoup d’autres voyages » lui demandais-je ? « Pour moi c’est le premier. »
- « C’est mon deuxième. Le premier c’était le 22 novembre 1963 à Dallas. Intéressant mais même en étant aux premières loges, je n’ai pas réussi à résoudre l’énigme de la balle magique ! Je n’ai pas encore décidé quelle sera ma prochaine destination, et vous ?»
- « Oui moi c’est déjà planifié. Peut-être serez-vous présents à Paris le 16 octobre ? De 1793 je veux dire »
- « Quel est l’événement ? »
- « L’exécution de Marie-Antoinette »
- « Non je n’y serai pas. C’est ridicule mais voir mourir une femme, je ne peux pas. Je suis un grand sentimental. Je vous salue car il est temps pour nous de rentrer, vous me comprenez. Peut-être que notre route se recroisera un jour ?»
Nous nous serrâmes chaudement la main et les deux hommes s’éloignèrent. Sous le coup de l’émotion, je n’avais pas eu la présence d’esprit de leur demander de quelle époque ils venaient. Je tâcherais d’y penser lors de mon prochain voyage temporel.
- Laura Morand
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