N34: Histoire de Plumes


MANUSCRIT N°34
Cabaret
Adulte

HISTOIRE DE PLUMES


Gaëtan aimait les hommes, les plumes et les hommes avec des plumes. Le soir, à l'Alcazar, il admirait son œuvre : les artistes sur la scène, des duvets multicolores, des plumes d'oiseaux exotiques se dressant sur des têtes maquillées à outrance, pour faire femme sûrement. 
Et son préféré était Maxime, dit « Maxou la belle gueule », qui savait comme aucun autre imiter la voix de Dalida ou de Sylvie Vartan, les mains caressant ses épaules couvertes de rouge et noir. 
Chaque matin, Gaëtan choisissait les plus beaux panaches pour les coiffures ; ce jour-là, il avait pris dans un carton arrivé tout droit de Colombie, des plumes de cacatoès dont les frisottis blanc immaculé s'accorderaient avec les perruques brunes de ses compagnons de cabaret. Ses doigts agiles, fins, faisaient de lui un homme sensible, son métier lui plaisait et demandait presque du tact et un goût certain pour l'art, les couleurs et les matières douces. Choisir, arranger, coudre avec des fils légers sur des vêtements chatoyants, Gaëtan avait trouvé sa vocation. Il aimait voyager parmi ces accessoires venus du bout du monde. De petite main, il était passé à la direction des décors et des costumes. Et ses amis lui rendaient bien son amour de la beauté. 
Un soir, plein de nostalgie, Maxime lui ayant refusé ses avances, Gaëtan restait pensif devant les tableaux ornant les murs de la salle, face à la scène: le patron de l'Alcazar avait payé très chers ces trois œuvres, signées de peintres connus, mais le plumassier en était sûr : c'était des faux, son intuition devait être juste. Une fois, il s'était amusé à signer avec une plume de perroquet une croûte donnée par un de ses amis. « Manet » avait il choisi, et il s'était aperçu que son patron était prêt à acheter ce tableau une petite fortune. De ce jour, Gaëtan se prit comme passion la recherche de faussaires. Sa probité à lui était connue de tout l'Alcazar.
Un des tableaux du cabaret retint particulièrement son attention. Une femme nue allongée sur un sofa, avec un domestique à ses pieds. Tout ce qu'il fallait pour aiguiser les sens des spectateurs. Une signature connue, un sujet familier, il avait déjà vu cette œuvre quelque part. Essayant de se rappeler, un éclair illumina ses yeux sombres, il l'avait vu chez Maxou, ce Maxou si indécelable, si secret, ce Maxou qui lui avait quand même confié un jour son goût immodéré pour la peinture. 
Prétextant vouloir terminer un costume de scène, Gaëtan se rendit une nuit chez Maxime, après la générale. Celui-ci n'était pas encore là, mais un serviteur, plutôt un gamin à son service, le fit entrer. Gaëtan avait le cœur qui battait très fort. Les bras chargés de plumets d'autruches et autres oiseaux dans un papier de soie, il s'assit sur le canapé. Seul dans la pièce, il se leva et fit le tour. Une porte à peine entr'ouverte attira son attention. Il ne put retenir sa curiosité et l'ouvrit : un atelier de peintre. Il ne s'était pas trompé. Et des pseudos tableaux de Manet, Monet ou Degas étaient là, attendant des acheteurs à berner. Des plumes, ces plumes chères à Gaëtan reposaient à côté d'encriers de différentes couleurs. Ces plumes serviraient donc à signer de faux tableaux. Il se sentait involontairement le complice d'un faussaire. 
Un bruit de clés dans la serrure de la porte d'entrée. Maxime revenait. Gaëtan ferma brusquement la porte de l'atelier, s'avança et lui sourit, mais d'un sourire rempli d'amertume : Son artiste préféré, son amoureux du moment ne respectait pas la loi, déjà son goût pour les travestis était un problème pour sa famille et son entourage, mais aimer un homme malhonnête, un délinquant, c'en était trop. Il fit semblant de s'intéresser à l'arrangement du costume de scène pour le prochain spectacle, des plumes par-ci des plumes par-là, la gaîté de Maxime le gênait, l'agaçait, et pourtant il ne pouvait pas le dénoncer, ses sentiments étaient les plus forts ; avec délicatesse Gaëtan arrangea quelques aigrettes autour du cou de son ami et s'en alla. Le dernier rire de Maxime le poursuivit jusque dans la rue. Ses derniers mots à lui avaient été : « Adieu, adieu Maxou la belle gueule ».

- Jacqueline Paut

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