N32: L'Homme qui se Tait

MANUSCRIT N°32
L'homme qui se tait
Adulte
LAURÉAT

L'HOMME QUI SE TAIT


- Pete Sampras passe au 1er rang mondial ! wouaouh… 
- …. 

Bien sûr l’homme ne me répond pas. Je continue mon journal sur le banc du parc. C’est presque devenu un jeu. Ou plutôt, c’était presque devenu un jeu. Jusqu’à cette fin d’après midi d’avril 1997. 
Je précise que je viens dans ce parc chaque jour depuis la rentrée. Je suis en 6è. 6è7. Mon collège « c’est une usine » comme dirait Maman. 13 classes de sixièmes, et à peu près autant jusqu’en 3ème. Plus de 1000 élèves qui grouillent dans les couloirs à 7h55 pour trouver leur salle de classe. 
Le premier mois au collège j’ai fait le même cauchemar chaque nuit. J’avais du gros scotch sur la bouche, les mains liées derrière le dos et je me perdais dans les couloirs sans trouver ma salle de classe. Un labyrinthe sans vie. L’angoisse qui monte. J’essaie de crier mais rien ne sort. Et puis un grondement comme un troupeau d’éléphants qui arrive au loin et se rapproche… et soudain au fond du couloir 1000 élèves qui arrivent en courant et me piétinent sur le chemin de la cantine sans même s’en apercevoir. 
Réveil en suffocant. Et là pour se rendormir, bon courage… 
Maintenant, ça fait 7 mois que je suis en 6ème et je connais les couloirs par cœur. Par contre je ne m’habitue pas à devoir rester assise aussi longtemps sans parler. 
J’adore parler. Depuis que je suis toute petite je parle presque sans jamais m’arrêter. 
Je suis enfant unique. Maman dit que c’est pour ça que je suis bavarde. 2 paires d’oreilles pour m’écouter depuis toujours. Personne pour me contredire ni pour parler plus fort que moi. 
En cours, il faut se taire, toujours. Silence dans les rangs. Fournier, taisez-vous. Fournier vous viendrez samedi matin pour 4 heures de colle. Vous ferez une rédaction pour nous raconter ce que vous avez de si intéressant à dire pendant mon cours. 
Il n’y a bien qu’au cours de Madame Pigeon que ça se passe bien. Madame Pigeon c’est notre prof de Sciences Civiques et avec elle on parle. On fait des débats. Madame Pigeon elle s’habille toujours en gris. Tout l’inverse de son caractère. Ses cours passent à toute allure. Mais ce rayon de soleil gris n’apparaît qu'une heure par semaine… Le reste du temps c’est pas bouger, pas parler. 
Alors à 16h, quand je termine les cours, je fonce au parc Javel et je m’installe sur un des bancs du « coin des vieux ». C’est ma cousine Anabelle qui l’a appelé comme ça un jour qu’elle séjournait chez moi pendant les vacances : « oh non on va pas dans le coin des vieux, viens on va vers les toboggans c’est plus gai ». 
Plus gai, plus gai ... Je déteste les bancs près des toboggans. C’est là que s’assoient les nounous. Et là, niveau conversation… 

« On ne jette pas sa pom’pote par terre Arthur ! » 
« Il a fait un gros popo dans sa couche mon petit lapin ? » 
« Nounou… y’a Ninon qui m’a tiré les cheveux !!» 

Non vraiment c’est pas ma tasse de thé. 
Moi ce que j’aime c’est discuter avec les papis et les mamies. Depuis toujours j’attire le troisième âge. Et vice versa. Je n’ai jamais connu mes grands-parents. Peut- être que c’est pour ça… 
Jamais deux fois le même banc. Maintenant je les connais tous mes p’tits vieux. 
Il y a Fernand qui vient fumer sa pipe en fin de journée parce que sa femme ne supporte pas l’odeur. Lui ça l’arrange parce qu’il dit qu’il ne supporte plus sa femme. Je lui demande de raconter ses souvenirs de jeunesse. Il était sportif professionnel. Saut à la perche. Quand je l’imagine s’élancer dans les airs avec sa perche puis retomber sur un matelas géant, je n’arrive pas à lui enlever ni sa pipe ni son imperméable beige. Je le vois retomber sur ses rhumatismes et ça me fait mal pour lui. Fernand est curieux et me pose toujours des questions sur mes profs, mes copains. Il en sait bien plus que n’importe qui sur moi. J’ose tout lui dire parce que je sais qu’il ne le répétera à personne. 
Il y a aussi Madeleine. Madeleine on ne sait jamais quand elle sera là. Elle a une maladie qui fait qu’elle change souvent d’humeur. Elle ne me l’a jamais dit mais moi je reconnais très bien cette maladie. C’est la maladie de Maman et ça explique aussi pourquoi je suis là tous les jours dans ce parc. Avec Maman entre 16h et 18h, mieux vaut ne pas être dans les parages. Je rentre à 18h15. Ça nous laisse ½ heure avant que Papa ne rentre. Je préfère quand on est 3. 
Madeleine habite seule et elle a tout un tas de choses à reprocher à tout un tas de gens. Ça semble sans fin. Elle n’aime que les personnages de livres et de films. Alors j’essaie toujours de glisser dans la conversation un film ou un livre que j’ai lu récemment pour qu’elle puisse oublier un moment tous ceux qui ne sont pas à la hauteur dans la vraie vie. 
Et puis… il y a l’homme qui se tait. Lui bien sûr je ne connais pas son nom. Il ne m'a jamais parlé. Il est beau comme un mannequin mais en noir et blanc. Contrairement à Madeleine ou Fernand que je n’arrive pas à imaginer avoir pu être jeunes un jour, je vois exactement ce à quoi il pouvait ressembler à 20 ans. Faut dire qu’il n’est pas vraiment à sa place ici. Il a 50 ans à tout casser. Il est là tous les jours quand j’arrive à 16h30. A quelle heure est-ce qu’il arrive… je ne sais pas. Ce qui est sûr c’est qu’il part toujours à la même heure. Un peu avant 17h30, il regarde sa montre et, comme un peu soulagé, il referme son livre, le range dans un petit cartable en cuir et s’en va d’un pas lent mais déterminé. 
Au début quand je ne connaissais pas encore tout le monde au parc, j’allais m’asseoir près de lui de temps en temps. Contrairement aux autres il ne semblait pas s’intéresser à moi. J’étais un peu vexée alors pour l’inciter, j’avais pris l’habitude de commenter le journal. Je ramène chaque soir le Parisien à Papa. Il me donne le matin une pièce de 5 francs et le journal coûte 4 francs 80. J’économise 20 centimes chaque jour d’école, et le vendredi j’ai 1 Franc pour m’acheter 1 malabar que je mâchonne au parc avec Fernand, Madeleine, Anouk, Pierre ou l’homme qui se tait. 
J’ai commencé par les pages politiques : 

- Détournement de fonds publics… Et ben bravo…» 
- …. 

Chou blanc. 
Un autre jour, j’ai tenté les pages sportives : 

- Pete Sampras passe au 1er rang mondial ! wouaouh… 
- … 

Pas de réaction. Rien. Silence. 
J’ai essayé les pages culture, les faits divers et même la rubrique nécrologie. Toujours rien. Pas un mot. Pas même un souffle d’agacement. 
Parfois je commente la météo. Pas mieux. 
Je sais qu’il peut parler car un jour une dame lui a demandé l’heure. « 17h10 ». J’étais en face avec Fernand et ça nous a laissé muets. 
Ce soir d’avril 1997 j’arrive donc au parc Javel. Comme d’habitude, il est 16h30. Il fait très chaud. Je jette mon dévolu sur un des bancs : ce sera Anouk car son banc est à l'ombre. Elle a encore apporté tout un sac de pain dur pour « ses pigeons ». 
Lorsque je m’assieds près d’elle, je réalise que quelque chose n’est pas comme d’habitude. L’homme qui se tait...Il n'est pas là. 
J’écoute Anouk parler à ses pigeons, mais le cœur n’y est pas. Je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il a dû lui arriver quelque chose de grave. 
Le soir Papa rentre comme d’habitude vers 19h. Il récupère comme chaque jour son journal que je pose toujours sur le petit guéridon de l’entrée. Il m’embrasse et vient s’asseoir en face de moi dans son fauteuil pour lire les nouvelles du jour. C’est alors que je me retrouve nez à nez avec la photo de l’homme qui se tait, en 1ère page du journal : 

« Un homme désespéré braque une banque pour sauver sa famille de la pauvreté. Hier soir à Paris, Emmanuel Quiet, 52 ans, marié 3 enfants, a tenté de braquer une banque du 15ème arrondissement. Ce brigand au profil atypique s’est terré de longues heures dans le silence avant de s’expliquer : l’homme a perdu son emploi il y a 18 mois. N’osant pas avouer cette situation à sa famille, il est parti depuis ce jour chaque matin de chez lui en faisant croire de se rendre à son travail pour ne revenir qu’à 17h45. Hier était son dernier jour d’indemnisation chômage. Il dit avoir tenté le tout pour le tout. »

- Claire Hollier

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bienvenue sur le "Singe à Plume"

Ma musaraigne, par SamElsa Pivo