N30: Agoraphobie

MANUSCRIT N°30
La Foule
Adulte

AGORAPHOBIE


Il détestait la foule ! 
II la redoutait, en avait une peur viscérale, irraisonnable, incontrôlable ; une terreur délétère et destructrice qui annihilait toute sa volonté et le faisait sombrer dans un état de stress proche de la démence dès que plus de dix personnes se trouvaient dans un rayon de quelques mètres autour de lui. 
Cela avait commencé pendant son adolescence : il n’aurait pu préciser la date exacte mais c’était en tout cas lors d’une soirée organisée par un des garçons de sa classe pour fêter la fin de l’année scolaire. 
On était fin juin et son avenir s’annonçait bien : il avait fêté ses seize ans quelques jours auparavant et était admis brillamment en première S dans un établissement des beaux quartiers parisiens. 
Dans le jardin de la maison, les parents bienveillants du copain avaient aidé leur fils à disposer en U les tables nappées d’un papier blanc afin de ménager une piste de danse improvisée. Des chips, des salades et de la charcuterie bon marché agrémentées de sodas ainsi qu’une sono dernier cri installée à grand renfort de rallonges électriques devaient assurer le succès de la boum à laquelle était conviée l’ensemble des secondes du lycée. 
En cette période du solstice, conscient de ses obligations, le soleil jouait les prolongations et la nuit attendait patiemment son heure dans la douceur de ce début d’été. 
Les adultes sitôt partis, l’alcool avait comme par magie fait son apparition et les joints circulaient allègrement. Il avait évidemment mis sur le compte de la synergie vodka-hashish, l’étrange sensation qui l’avait saisi au moment où il avait décidé d’inviter cette fille qui le faisait rêver depuis la sixième 
Traversant difficilement la foule compacte des danseurs, un verre de limoncello dans chaque main, il avait tout d’abord éprouvé une désagréable impression qu’il ne parvenait pas à identifier, différente de la nausée mais semblant malgré prendre naissance dans son estomac et diffusant dans le reste de son tube digestif ; un sorte de boule pétillante minuscule mais qui s’était mise tout à coup à grossir comme le ballon que gonflait pour lui avec sa pompe à hélium le marchand de la fête foraine de son enfance. La masse gazeuse avait d’abord intégralement rempli ses viscères puis atteint ses poumons et enfin son cerveau, le suffocant et le paralysant au milieu de la piste avant d’exploser en un cri strident qui avait soudainement figé les participants et arrêté la musique pendant que son corps brutalement désenflé gisait inerte entre les éclats de verre brisé et les flaques de liqueur jaune. 
Sa mère alertée était immédiatement venue le chercher en voiture et malgré ses protestations l’avait ramené complètement dégrisé chez eux 
Le lendemain matin, son père l’avait longuement sermonné sur les méfaits de l’alcool et demandé de méditer sur les leçons à tirer de cette première cuite mémorable 
Même si confusément, il ne pouvait se départir d’un sentiment de malaise suite à cet incident somme toute banal pour un jeune de son âge, il était rapidement passé à autre chose et notamment au départ imminent pour les plages de la riviera italienne avec ses parents. 
Mais des manifestations similaires l’avaient rattrapé plusieurs fois au cours de ce séjour en Toscane : d’abord sur le marché de Viareggio où il accompagnait sa mère faire des emplettes, puis sur la plage bondée de Forte dei Marmi lors de la Ferragosto du 15 Aout et enfin le lendemain à Sienne où comme chaque année ses parents l’avaient emmené assister au traditionnel Palio. 
La course de chevaux se déroulait sur la Piazza Del campo surchauffée : chaque quartier rêvait de la victoire qui assiérait pour un an sa suprématie et la foule était regroupée au centre de la place, immobile, compressée, vociférante. 
Cet épisode-là avait été de loin le plus impressionnant : il avait fallu l’intervention des carabinieri pour exfiltrer d’un magma humain cet adolescent pâle comme un linceul, couvert de sueur, secoué de convulsions et hurlant sans discontinuer. 
Les médecins de l’hôpital Quattro Lotto s’étaient montrés rassurants : les examens n’avaient rien décelé de grave ; la chaleur et le manque d’oxygène étaient à coup sûr responsables de l’état dans lequel le jeune homme avait été admis. On écourta malgré tout les vacances. 
De retour à Paris, les choses avaient rapidement empiré : il ne pouvait désormais plus aller au cinéma, prendre le métro ni même poursuivre sa scolarité au lycée tant l’incapacité physique et l’impossibilité de se concentrer dans lesquelles le plongeait toute proximité avec un groupe chaque fois plus restreint se révélaient invalidantes sans parler des phases d’apoplexie qui survenaient de plus en plus souvent. 
Ses parents firent venir des professeurs à domicile et, certificats à l’appui, obtinrent qu’il passe en fin d’année l’épreuve anticipée du bac français, isolé dans une salle avec la seule présence de l’assesseur chargé de le surveiller. 
Les spécialistes consultés se mirent d’accord pour diagnostiquer une agoraphobie évolutive dont la source demeurait inconnue, certains optant pour une origine génétique d’autres pour un évènement traumatisant survenu dans sa prime jeunesse et jusque-là profondément enfoui. 
Outre une thérapie cognitive et comportementale aux résultats forcément aléatoires et fonction de son degré d’implication dans les séances, une psychanalyse était préconisée avec sinon un espoir de guérison complète, du moins une possible et lente adaptation à ce milieu perçu comme hostile et un retour progressif vers une vie sociale acceptable. 
Mettre un nom sur sa souffrance, loin de l’apaiser ne fit qu’augmenter son angoisse : il lui arrivait maintenant d’anticiper de manière excessivement anxiogène jusqu’à une simple réunion de famille dans un appartement, si bien qu’il passait désormais la plupart de son temps libre reclus dans sa chambre à écouter les disques de ses groupes favoris, lire des bandes dessinées et jouer de la guitare. 
L’idée de s’allonger deux fois par semaine sur le divan d’un psychanalyste cherchant à fouiller son passé le rebutait autant que de participer à un groupe de parole avec d’autres agoraphobes et de recueillir leurs félicitations pour chaque minuscule progrès accompli. 
Quant à opter pour un traitement par un médicament aux effets secondaires imprévisibles et dont il deviendrait à coup sûr dépendant, il n’en était même pas question ! 
Il opposa donc une fin de non-recevoir à toutes les solutions qui lui furent proposées et décida de ne plus faire un seul pas en dehors du logis familial, au grand désespoir de ses parents qui envisageaient à présent très sérieusement la possibilité de le faire interner dans un institut spécialisé mais se laissaient encore jusqu’à l’échéance du bac avant de se résigner à ce qu’ils percevaient comme leur échec personnel dans l’éducation de leur fils unique au travers de leur incapacité à gérer seuls sa maladie. 
C’est vers le mois de février de cette année-là que les journaux commencèrent à évoquer un virus venu du Japon et qui commençait à faire des ravages dans la province d’Osaka. 
Beaucoup de personnes mourraient après avoir contracté la maladie qui semblait extrêmement contagieuse et devant laquelle les médecins se montraient impuissants 
Ces entrefilets passèrent au début inaperçus noyés dans la masse des autres évènements et on ne commença à réellement s’intéresser au phénomène que quand la télévision diffusa, à une heure de grande écoute, un reportage sur l’extension de l’infection qui prenait des proportions inquiétantes, ayant gagné tout l’archipel japonais et fait son apparition dans de nombreux pays d’extrême orient. 
Le virus devenait visiblement de plus en plus dangereux avec une mortalité élevée et toujours aucune piste de traitement ou de vaccin. 
Cependant l’épidémie semblait encore lointaine et les préoccupations ordinaires prévalaient toujours dans l’esprit d’une société insouciante et confiante dans les acquis scientifiques et technologiques de la cinquième puissance du monde et ceci malgré les communications de plus en plus alarmantes des médecins faisant état d’une arrivée inéluctable et imminente du virus sur le territoire avec des conséquences catastrophiques prévisibles sur la santé des Français. 
Le gouvernement ne jugea pas utile d’édicter des règles sanitaires strictes et contraignantes lorsque les premiers cas firent leur apparition en région Parisienne début avril ; tout au plus se borna -t’il à diffuser quelques spots publicitaires après le bulletin météo enjoignant aux personnes fragiles de réduire leurs contacts avec des inconnus et de bien se laver les mains régulièrement. 
Lorsque les mesures de fermeture de tous les lieux publics puis de complet confinement furent enfin prises début juin, quelques jours avant le début des épreuves du bac, il était déjà trop tard. 
Le virus s’était répandu comme une gangrène malfaisante à travers tout le pays, décimant la quasi-totalité de la population ; par manque de décideurs politiques pour penser des lois et de policiers pour les faire appliquer, une solide démocratie vieille de 200 ans s’effondra comme un château de cartes et l’on en revint à un modèle de pure anarchie ou chaque caste survivante suivait ses propres règles et essayait de mettre ses ressources à l’abri de la convoitise des autres. 
Ce fut seulement alors qu’il recommença à sortir dehors, seul et apaisé parmi les décombres. 

- Mark Seroka

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