N29: L'Homme qui se Tait

MANUSCRIT N°29
L'homme qui se tait
Adulte

L'HOMME QUI SE TAIT


Partie 1


Lundi matin, une jolie maison de ville, nous sommes en janvier. 
L’homme, habillé mais pas rasé, vient s’asseoir à son bureau, face à la fenêtre qui donne sur le jardin. 
« Ma décision n’est pas prise, pourtant la solution m’est apparue clairement. Suivant l’adage qui veut que la vérité se trouve devant nos yeux, elle a pris forme cette nuit, s’est dessinée en trois mots : ‘Je’ ‘dois’ ‘partir’ ». 

L’homme prend un cadre photo sur son bureau. La photo montre une femme souriante et deux enfants, une jeune fille et un petit garçon à ses cotés. 
« Pierre, un de mes amis, me disait cette semaine : tu n’as pas le droit d’être triste car tu possèdes tout ce que l’on peut désirer ; tu as tout réussi dans ta vie’. Il pensait ce qu’il disait, mais il ne s’adressait pas vraiment à moi. il se reproche manifestement de ne pas réussir sa vie. » L’homme repose le cadre photo sur son bureau, exactement à la même place. 

« Nous sommes tous pareils. Des mouettes jetées sur la grève, ailes colées sur le sable. Des êtres geignards, à l’esprit mazouté. » 
L’homme commence à marcher dans la pièce 
« Je dois partir car je ne suis plus heureux ; pourtant plein de petites choses de la vie me donnent le sourire, voire éclaire mon cœur quelques instants. 
Je dois partir car mon esprit s’abîme à regarder défiler des pensées qui ne servent qu’à entretenir sa certitude qu’il est esprit. 
Je dois partir ; mais je ne veux pas les quitter, car bien sûr je les aime. » L’homme se fige quelques secondes « Je ne pense pas ‘bien sûr’ par convenance ou par tic de langage. Je les aime vraiment. C'est-à-dire je les aime comme mes enfants, ce qu’ils sont d’ailleurs ; ce qu’ils sont presque tous car elle,…..est mon épouse. Je refuse de dire pas ‘ma femme’ car cela me semble un terme exagérément machiste. ‘Ma femme’, comme si La femme, qu’elle est, m’appartenait. Mon épouse me paraît plus juste, assurément, car c’est elle que j’ai épousée. Je les aime, comme mes enfants, même elle, Marie, qui est mon épouse. 
Oui nous couchons ensemble et cela n’a rien d’une relation filiale. Nous faisons l’amour pour nous faire du bien et aussi pour entretenir notre relation. C’est un besoin physiologique et psychique que nous savons assouvir pour trouver aussi une existence équilibrée. Voilà qui est révélateur. Je ne crois pas que Marie sente différemment cette relation. Un homme recherche l’amour d’une femme, or je n’aime pas Marie comme j’aimerais l’aimer. Est-ce là, le cœur de mon tourment ?». Il regarde par la fenêtre, regard lointain. « Que n’ai-je vu ces noirs nuages s’amonceler au-dessus de nos têtes. Après le beau temps viendra la pluie. » 
Il marche de long en large dans la pièce. 
« Je les aime, comme mes enfants et donnerai ma vie pour eux. Ma vie oui, mais pas mon esprit. Alors il faut choisir de prendre un autre chemin pour ne pas sombrer dans une torpeur qui fera disparaître en moi, toute trace du vivant ; qui me fera disparaître car je suis fondamentalement quelqu’un de vivant. » 
L’homme s’immobilise. 
« Ainsi donc, je dois quitter mes enfants. Pour combien de temps ? Deux semaines, deux mois, deux ans ? ». 
L’homme recommence ses allers et venus. 
« Je veux partir comme un va-t-en-paix, je ne veux pas les abandonner. D’ailleurs ce ne sera pas un réel abandon, ils ne manqueront de rien matériellement parlant, j’ai gagné suffisamment d’argent pour leur assurer une vie confortable pendant plusieurs années. Pourquoi pensais-je cela, est-ce une fanfaronnade sur ma réussite sociale ? Est-ce une justification de mon laisser aller, laisser passer ? Est-ce là le cœur de mon tourment ? » L’homme s’arrête, se tourne vers la fenêtre, regard lointain «Je n’appartiens pas à leur plus petit cercle, à cette intime communauté de sens et d’harmonie. Fût-ce autrefois le cas ? ». « Je suis seul parmi eux. Ils sont ensemble et mon départ ne changera pas cet état, je ne les abandonne pas ; j’entérine une évidence : mes ‘enfants’ m’ont déjà abandonné » L’homme marche à nouveau « Comme mon ami, je recherche la trace de ce que je suis, en chassant le vide ; avec la peur cependant que n’y subsiste plus que le néant. On peut passer ainsi sa vie à chercher, chasser et recommencer.. pour rien. 
Etrange…Je parle comme si j’allais partir, or ma décision n’est pas prise. A moins qu’elle n’ait été prise par mon inconscient souverain ; sans que ma conscience n’en soit informée ? Choisir, c’est d’abord affronter cette schizophrénie du soi…non ? Je dois prendre garde de ne pas m’égarer dans ces méandres flous ; pas de fausse philosophie ; non à la psychologie de bas étage. Freud est un con, je suis ce que je suis. » L’homme secoue négativement la tête et reprend sa marche dans le bureau. « Tentons de suivre le fil ; ainsi je parle comme si j’allais partir, or ma décision n’est pas prise. Peut être n’ai-je pas le courage de les quitter, ma vitalité aurait-elle fini par s’éteindre sans que je m’en aperçoive ; est-il trop tard ? » 

Partie 2


L’homme entre dans un restaurant, rasé de près, en costume. Il consulte sa montre en suivant le serveur. Il l’installe à une table de 4, auquel il enlève 2 couverts. L’homme se glisse entre 2 tables pour aller s’asseoir sur la banquette, dos au mur face au monde. 
« Une pression comme d’habitude Monsieur ? 
L’homme acquiesce de la tête 
« Je vous amène ça de suite. » 
« Je repensais à une conversation que j’ai eue il y a quelques temps avec mon ami Pablo. Pablo est un artiste, il transcende la lumière, exhale une appartenance orientale, et charme par son sourire et son bleu regard sans fond ; celui des myopes comme il dit. C’est son cocktail personnel, la liqueur qu’il vous offre. » 
L’homme sort machinalement une cigarette puis marque un temps d’arrêt surpris de son geste. « La myopie est-elle l’arme fatale du séducteur, comme l’affirme en souriant mon ami Pablo ? Le mystère des femmes l’entoure, elles font partie de lui. » 
L’homme remet la cigarette dans son paquet puis le paquet dans sa veste. Il remarque alors un couple attablé sur sa gauche. La femme attire immédiatement son attention. Elle a 35 ans environ, bien habillée sans être trop « voyante », fine avec de longues et magnifiques jambes. Elle est attablée avec un homme, physiquement assez quelconque, stylé petit homme d’affaires. Son tailleur gris est parfaitement ajusté, elle ne sourit pas ; elle écoute assez sérieusement ce que lui raconte l’homme en face d’elle. 
Elle est digne et pourtant cette femme cherche une aventure, je le ressens. En elle, une lutte intérieure se déroule en cet instant ; d’un coté une vague de fond, une déferlante hormonale, de l’autre des murs, construits au fil de ses 30 ans, par les lois séculaires qui régissent l’ordre social de la bienséance. Qui l’emportera ? » 
La femme décroise et recroise ses jambes, perturbée et jette un regard furtif vers l’homme seul, elle a senti son regard. 
« La nécessité sociale, le souvenir, la culture, l’affect sont autant de denrées que nous utilisons pour nos recettes élémentaires. 
Est-ce une nouvelle liberté pour la femme ou une liberté factice ? Effacer sa dépendance vis à vis de l’homme, redessiner une lutte des classes en une lutte des sexes n’est évidemment pas sans conséquence sur l’évolution du comportement de l’homme. Moins macho certes mais moins viril ; moins chef donc moins charismatique; plus le seul à décider des rapports sexuels alors moins de mauvaises mais aussi de bonnes surprises. D’avantage de liberté pour la femme impliquerait-il moins de féminité pour elle, moins de masculinité pour lui, moins d’attirance des différences ? Le dérèglement des rapports naturels entre homme et femme amène à la recherche de rapports humains construits et là….nous entrons dans l’univers nouveau, celui de la consommation. 

Ainsi cette femme cherche une aventure mais le sait-elle vraiment ? A-t-elle été indisposé par le regard que je porte sur elle, bien que je l’estime discret» 
L’homme sursaute, surpris dans ses pensées par l’arrivée de Marie. Elle lui sourit et pose sa veste sur le dossier de la chaise. 
« Excuse moi, j’ai été retardé au moment où je sortais du bureau. Woodruff m’a encore pris la tête sur le recommandé que j’ai envoyé hier. Je ne savais plus comment m’en dépêtrer. Heureusement, la mère Matthieu est sortie pour aller manger et lorsqu’elle m’a vu gesticuler, elle nous a rapidement rejoint. Elle a pris la relève mais j’ai du attendre la fin de la discussion pour la remercier avant de m’éclipser. Enfin c’est toujours la même chose avec Woodruff, il en a rien à faire des règles et est toujours en train d’emmerder tout le monde, c’est toujours lui avant les autres. Et toi comment tu vas ? Pas trop dur ce matin ? Tu as pensé au ticket pour Quentin? J’ai oublié de rappeler la maman de … » 
L’homme est ailleurs. 
« Seuls et si nombreux, Libres de tout, libres de rien, Nous trébuchons sur nos pareils, masse inconnue. » 
L’homme opine du chef montrant qu’il suit le monologue puis jette un œil en direction du couple. 
« Quel peut être la rondeur des seins de cette femme ? Quelle forme et quel goût ont ses tétons ?» 
« Tu te rappelles que demain soir nous allons dîner chez les Renouard ? » « Allo ? Pourquoi tu ne dis rien ? » 
Il la regarde, elle le regarde, le silence s’est installé; le temps semble s’arrêter, dans le café personne ne bouge.

- Olivier Graeff

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