N27: L'Homme qui se Tait

MANUSCRIT N°27
L'homme qui se tait
Adulte

L'HOMME QUI SE TAIT


Le jour était gris et le ciel triste. Une légère brise froide venait à intervalles plus ou moins régulières agresser les pores exposés des quelques courageux qui avaient sorti leur manteau pour prendre un air qui n’avait visiblement guère de pitié pour eux. Au loin, on entendait vrombir les voitures qui transperçaient l’air dans un sifflement sourd, accompagnées du tonnerre des moteurs de deux-roues qui, comme pour marquer leur présence et attirer les regards, grondaient lourdement le temps d’un passage, lui, éclair. Ce tableau sonore était par moment complété par le chant des sirènes urbaines – pompiers et autres voitures de police – qui finissaient toujours par revenir, tantôt s’approchant, tantôt s’éloignant, comme ancrées dans un univers qu’elles ne pouvaient abandonner trop longtemps. Deux personnes marchaient, bras dessus bras dessous, l’une semblant guider l’autre, perdue, évitant les cyclistes imprudents qui venaient d’en face parfois à vive allure. Elles étaient légèrement recroquevillées sur elles-même à cause du froid sec et mordant que la brise accentuait. Leur démarche désinvolte et dilettante traduisait le désintéressement d’une promenade classique à laquelle elles semblaient s’être abandonnées. La première, celle qui guidait l’autre, était une femme aux cheveux longs, blond, bouclés et lâchés qui flottaient au vent. Elle avait un manteau rouge, fermé jusqu’au dernier bouton, qu’une écharpe relayait ensuite comme une extension pour protéger son cou vulnérable. Son visage semblait porter le poids de quarante à cinquante années vécues, ce qui le rendait fatigué. Ses yeux clairs trahissaient une gêne qui lui semblait inhérente. Elle était très attentive à son compagnon, comme en témoignait la manière dont elle saisissait son bras à deux mains, comme pour l’empêcher de tomber, ou de fuir. Celui-ci portait un ensemble foncé, un chapeau gris et des lunettes noires. Il avait les traits marqués et le menton pointu. Il était si parfaitement rasé qu’on pouvait se demander s’il n’était pas tout simplement imberbe. Il gardait ses mains dans les poches de son manteau et regardait légèrement vers le sol. Son visage était aussi fermé que le manteau rouge de son amie. Il devait être de vingt à trente ans son aîné, et on eut jamais vu pareille personne être aussi métonymique d’une vie entière. Tout en lui nous laissait librement fantasmer sur son histoire, et la marque du temps était tellement ancrée en lui qu’elle aurait fait dire à n’importe qui le voyant : « Cet homme a vécu ». 

Le couple marchait sur les berges de l’un des deux fleuves qui traversaient la ville, et les bruits de leur pas faisaient résonner le calme environnant. Leur présence se fondait dans le décor, et rien ne la démarquait du reste. La femme lui parlait, modérément, comme pour ne pas vouloir abuser de sa parole ou noyer son interlocuteur de causeries inutiles : 

« Ah, voilà ! C’est dans ce genre d’endroit que j’aime bien aller, dit-elle en désignant une publicité pour une salle de sport. Tu sais, là-bas, c’est vraiment super ; il y a des coachs, tu sais, qui nous aident à faire nos exercices, qui nous encourage, qui nous font des programme adapté, et tout… Au début, je voulais pas y aller, je trouvais que c’était un truc de gars narcissiques, je m’en moquais un peu. Mais bon, j’ai essayé et je me suis dit que je m’étais trompé. Tu vois je crois que les gens là-bas sont sans complexe, tu vois ? On nous apprends juste à vivre plus sainement, et plus sereinement. Et puis, tu peux y aller sans risquer d’être jugé et, on t’écoute. Après le travail, ça… ça me vide la tête ». 

Bien qu’elle souriait, sa voix était très légèrement chevrotante et mal assurée, presque enrouée par des larmes, bien que ce ne soit qu’infime, et perceptible qu’après un examen précis et rigoureux. L’auditoire, lui, était muet. Il conservait la même attitude avec beaucoup de sérieux et d’application. La femme ne s’en souciait pas, et tout en avançant elle continuait de parler quand bon lui semblait, ou quand un sujet de conversation lui venait. Parfois, il pouvait s’écouler quelques minutes de silence mais qu’elle finissait toujours par briser. Après quelques mètres, elle dit en pointant l’enseigne d’un établissement qui lui était familier : 

« Avec François, le samedi en général, on aime bien sortir, se faire plaisir. Du coup on va très souvent dans cette brasserie-là. On connaît bien le gérant, il nous offre toujours l’apéro. On passe très souvent d’excellentes soirées ». 

Il était difficile de savoir si l’homme était intéressé par ce qu’elle pouvait lui dire. Quoiqu’il en soit, il n’avait aucune réaction. Cela n’avait pas l’air de la perturber outre-mesure, du moins en apparence. Parfois, en lui parlant, elle jetait de brefs regards dans sa direction auxquels il ne répondait pas non plus, absorbé par autre chose. Il lui arrivait de tourner doucement la tête sur le côté ou vers le ciel, comme pour regarder quelque chose qui lui aurait susciter un quelconque intérêt, mais c’était presque comme s’il ignorait la présence de cette femme qui l’accompagnait. 

Leur marche s’éternisait. Un banc de cygnes sur le fleuve suivait le couple en poussant quelques uns de ces sons gutturaux qui leur sont propres. Ils s’arrêtèrent devant un attroupement de ces volatiles causé par des enfants qui leur jetaient des morceaux de pains pour les attirer. Ils contemplèrent l’eau et la rive d’en face. Les enfants riaient à côté d’eux. Certains approchaient dangereusement les cygnes et risquaient même la morsure, sous le regard inquiet, presque révolté, mais tout de même curieux des autres restés en retrait. La femme regarda le ciel gris : 

« Ça fait longtemps qu’il n’a pas fait beau » dit-elle. Elle fixa quelque chose au loin, puis posa un regard sur les enfants en souriant. Elle désigna alors l’autre rive à son compagnon : 

« Jonathan va peut-être acheter un terrain là-bas. Il nous l’a dit hier. Ça nous a fait très plaisir, avec François. Ça a l’air d’aller mieux avec Céline. Peut-être qu’ils vont se marier finalement, dis donc ! Voire même avoir des enfants, tiens ! Tu crois pas ? ». 

Le ton de sa voix n’avait pas changé, mis-à-part le fait qu’il était un peu plus détaché, comme s’il n’était plus vraiment adressé à son ami. En écoutant bien, certains aurait sûrement prétendu y entendre de l’espoir, de l’espoir résigné même pour les plus pessimistes. Mais cela n’a que peu d’importance, car là encore, elle n’eut pas de réponse. C’était comme un cri. Un hurlement terrible. L’homme hurlait de son silence. 

- Pablo Le Magoarou

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