N26: La Valeur Sentimentale d'un Objet
MANUSCRIT N°26
L'homme qui se tait
Adulte
LA VALEUR SENTIMENTALE D'UN OBJET
Je collectionne les bocaux en verre comme certains collectionne les chats. Il avait un chat, Gina, la perle de sa vie. J’avais pris la rue du Béguin, m’était arrêtée en cours de route pour lâcher quelques bocaux en verre dans un container. J’avais ensuite repris le chemin pour le quartier Monplaisir. Sur la place, près du kiosque, tu fumais une cigarette, puis deux, puis trois. Je t’ai trouvé dégingandé, le haut de ta silhouette n’allait pas avec le bas. J’aimais le haut. Pas le bas. Un polo, une veste, simple, claire. Un jean, deux ou trois fois trop grand, des chaussures de ville, trop, pointues, mal ajustées. Il y avait un choix à faire, pour garder une cohérence de style. Tu ne l’avais pas fait, j’aurais dû y attacher de l’importance. Une garde robe mal assortie, ce sont des choix de vie, mal définis. Pourtant, je n’ai pas pu détacher mon regard de toi, le feu, le feu. J’ai reconnu la passion, le feu, l’animal qui surgit, quelque chose qui m’était familier. Alors je me suis approchée, je t’ai souri. Presque automatique. Sur le même automatisme, en toute inconscience, je t’ai demandé si tu voulais des enfants. Comme ça d’un coup. Et tu m’as répondu :
- Je m’appelle Sylvain, enchanté
J’ai souri de nouveau. Dans ma tête, je me suis dit, un commercial.
- Dounia, enchantée. Qu’est ce que tu fais dans la vie ?
- Je suis commercial.
Dans le mille, j’en étais sûr. Je n’aime pas les commerciaux. Les mots dans leurs bouches, prennent tout l’espace, pour ne rien dire, pour remplir le vide avec du vent, des canapés, des climatiseurs. Et pourtant. Toi, tu étais debout, en appui sur la rambarde, tu fumais, c’est tout. Tu n’avais nullement envie d’engager la conversation, ça se voyait. Tu n’avais pas non plus l’air de vouloir que je débarrasse le plancher. Alors, je suis restée, je me suis assise à côté de toi, j’ai sorti le livre que j’avais dans mon sac et j’ai commencé à lire. Bel ami. Silence. Juste des ronds de fumée à intervalles réguliers. On est restés toute la nuit assis, dans le kiosque. Je ne sais plus quand je me suis endormie. Au petit matin, tu m’avais recueillie dans tes bras, toi tu ne dormais pas. C’était chaud et c’était froid. Etait-ce toi qui veillait sur moi, ou moi qui te servait de couverture ? Etait-ce toi qui me disait, sans jamais ouvrir la bouche, juste en posant tes yeux sur moi : Tu es belle, tu es intelligente, tu es resplendissante, n’en doute jamais. Je m’émerveille de ta présence, n’en doute jamais. Je voudrais qu’elle dure toujours, n’en doute jamais. Je sais ce qui t’es arrivé, j’ai vécu pareil. Je sais le manque, je sais le désastre de ces bras qui n’ont pas été. Là, au moment où ils auraient dû l’être. Les voici, prend les miens et réparent tout ce que tu peux réparer de cassé en toi. Tu ne répareras jamais tout. Ça c’était chaud. Ça c’était un bain dans l’océan au mois d’août. Une île. Ou, était-ce moi qui acquiesçait à ta demande impossible ? : Reste là, s’il te plait, comme une bonne couverture, une troisième peau. Première peau, mon épiderme trop heurté par l’absence, comme un vieux chalutier qui s’est pris un récif en pleine poire, et où l’idée même d’écoper l’eau des larmes et des peines est harassante. Deuxième peau. Mes vêtements, fine pellicule textile, un tamis qui filtre et abrase les émotions trop fortes pour mon petit cœur qui ne bat plus mais qui cahote. Sois, s’il te plait, ce jamais deux sans trois, la bonne protection. Celle qui bouche tous les trous intérieurs, les mini-ulcères qui me ramènent à ce vide originel, ce vide où je suis né, comme un ressac et qui me tue. Sois s’il te plait, ce patchwork de rustines. Tu avais choisi la mort dans la vie, cette anesthésie. Tu ne voudras jamais de mes enfants, ceux que j’avais imaginé, rêvé, ces esquisses de vie à deux. Tu ne voudras plus jamais laisser rentrer quoi que ce soit en toi. Pas même cet océan d’amour qu’avec toi, j’avais déclaré. Ça c’était froid. Tu me demandais avec tes yeux, ce que je ne pouvais pas, juste rester là, collée à toi, troisième peau. Alors, je ne t’ai même pas regardé et je suis partie. Je suis partie avec mon flot de larmes qui ne voulait pas s’arrêter. Pas de parapluie. Je voulais rentrer chez moi. Je ne savais plus où était chez moi. Chez moi, en l’espace d’une nuit, ça avait changé d’endroit. Chez moi, c’était chez toi, c’était tes bras. Alors j’ai marché ou ramé, je sais plus, toujours au hasard des rues, toujours avec ce flot continu. Ce que je ne savais pas, c’est que tu étais derrière moi. J’avais oublié mon livre, tu voulais me le rendre. J’ai vogué sur ma galère comme ça jusqu’à Gerland, au milieu de nul part, au milieu des friches, un no man’s land, moi et ma solitude absolue. Là, c’était la saison des pluies, la mousson. J’avais perdu le sens de la vie. Une orientation en déroute. C’était vraiment ça, une orientation en déroute, en effet : en levant les yeux, en tombant sur la petite pancarte bleue, j’étais rue de Turin. Rue de Turin, quel beau coup du sort ! Non, ce que j’étais en train de vivre, ce n’était pas l’Italie, non. Ce n’était pas la dolce vita, sur un scooter en serrant fort mon amoureux d’une main et en me délectant d’une glace onctueuse de l’autre. J’aurais été mieux rue des macchabées, plus dans l’esprit de mon petit intérieur. A m’imaginer aux milieux des morts, tu me tapes sur l’épaule et tu me réveilles d’une bien funeste songerie. Tu me tends mon livre oublié, avec juste du bout des lèvres :
- Il doit avoir une valeur sentimentale
J’explose, c’est un déferlement de colère, comme ça d’un coup : - C’est toi qui a une valeur sentimentale !
Rien, pas de réaction, tu baisses les yeux. Je me donne, je me livre et tu crèves les alentours par ton silence. C’est pas possible, si t’es vivant, tu ne peux pas te taire, ça devrait cogner quelque part à l’intérieur de toi, résonner. Rien, niente. J’ai voulu te prendre la main, pour voir si c’était froid, pour t’inoculer de la tendresse au cas où. Quand on est humain, c’est ça notre couverture, notre édredon, notre moelle épinière, c’est la tendresse. La tendresse, ça passe par les mains. Tu as repoussé ma main. La tendresse ne passera pas. Tu as regardé l’heure sur ton portable. 12h39. J’ai vu ton chat en fond d’écran. Je t’ai demandé comment il s’appelait :
- Gina
Ça sonnait comme le coup de glas. Une quinzaine de jours plus tard, la tempête passée. Je suis place des archives, assise sur un banc. Comme une note pour moi-même et pour le banc public, je laisse ce post-it : Les sentiments se cultivent dans un jardin, pas dans un sarcophage ou un écrin, Sylvain.
- Amel Mellah
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