N24: En Silence... Avancer
MANUSCRIT N°24
« On va quand même pas changer le monde, mais… »
Adulte
LAURÉAT
EN SILENCE...AVANCER
- On va quand même pas changer le monde, mais…
- Mais…? mais quoi ?! Mais RIEN putain… tu vois pas qu’il est 4 heures du matin, qu’on a plus de batteries… j’ai plus une thune… t’as perdu ta carte… on s’est fait jeter de la boite, on est là dans la rue comme des cons avec une heure de marche devant nous… et toi, tu crois que c’est le moment de philosopher ?! Passe-moi une clope…
- J’en ai plus, c’était la dernière.
- Oh merde, mais tu sers vraiment à rien.
- Je sais.
- Bordel ! Arrête tes conneries d’apitoiement… c’était quand même bien cette soirée… allez viens t’asseoir à côté de moi…et prend-moi dans tes bras, j’ai froid. Et… tu peux pleurer sur mon épaule si t’as besoin… de toute façon, j’ai tellement transpiré en dansant qu’entre mes seins c’est la rivière Kwaï… mais en version polluée tu vois…
Comment on en est arrivé là ? C’est une longue histoire…
D’abord, c’est toujours comme ça avec Jo. Parce que Jo, c’est la copine qu’on appelle quand on va mal. Pourquoi ? Je sais pas, c’est comme ça… on sait qu’avec elle ça commence par un verre pour s’évader… mais après, la suite, c’est l’inconnue… peut-être parce que quand le moral n’est pas au top, on a envie de tout oublier, de lâcher prise, de tester les limites… quitte à prendre des risques et se mettre en danger… une façon de voir si ça pourrait être pire... et ça c’est possible avec Jo.
Oh, je sais ce que vous vous dites… « réflexe d’autodestruction », « ce n’est pas la bonne personne à contacter dans ces moments-là »… gnagnagna… pfff, jugement à la con… pardon à l’emporte-pièce…
Parce que Jo c’est aussi la personne qui te fait du bien, qui t’écoute… enfin au début… surtout avant les shooters… et te transporte ailleurs ; dans un ailleurs où tout est plus simple, plus facile, moins prise de tête, plus inconscient aussi. Elle est ce qu’elle est, avec ses travers et ses bons côtés ; elle est aussi ce qu’on a fait d’elle, une rebelle dans l’âme, malgré une vie en apparence confortable… marquée par le carcan d’une éducation stricte et castratrice, la petite dernière qu’on comparait toujours à ses ainés brillants, le vilain petit canard qui faisait des bêtises, celle qui n’a pas voulu suivre le chemin… ; mais, avec ça, un cœur en or, une tendresse à toutes épreuves, un concentré de générosité et d’émotions à fleur de peau.
Alors oui, quand ça va pas, j’appelle Jo… c’est l’assurance d’une soirée un peu barrée pour oublier les tracas. Ça vaut mieux que rester seul avec mes pensées maussades… j’aime pas la solitude, j’ai jamais aimé ça… surtout dans ces moments-là… parce que quand je me retrouve tout seul, y’a tout qui déraille dans ma tête… c’est comme une machine qui se met en marche tranquillement mais qui s’emballe inexorablement… tu sais… tu penses à un truc puis à un autre et d’un coup le premier revient et y’a tout qui se mélange… le cerveau qui fait des boucles, les idées qui vont et qui viennent sans que tu puisses contrôler ni la marche avant ni la marche arrière… c’est la nausée de l’esprit, ça te fout dans un état pas possible, l’angoisse qui arrive, la peur et l’irrationnel en même temps et ça s’arrête pas… rien que d’y penser ça me rend malade…
- Euh… j’ai pas envie de pleurer…. tu m’as pris pour qui ?
- Ben pour mon ami… enfin… là je commence à en douter… et tu vas aussi me dire que tout va bien… tu t’es vu ?... T’as passé ta soirée à fumer et boire dans ton coin… clope sur clope… verre après verre… tu n’as parlé à personne… pire, j’t’ai pas vu danser alors que t’adores ça… mais : TOUT... VA… BIEN… tu me prendrais pas pour une conne là ? Alors, vas-y, accouche, qu’est-ce qu’il se passe ?...
- Rien.
- Arggggg, tu m’énerves !!! et c’est quoi cette attitude… depuis quand tu joues au mec dur… tu vas le vider ton sac…
- 2 mois 1 semaine et 4 jours
- Hein… ça veut dire quoi ? Mais parle… parle au lieu de rester là les yeux dans le vague.
Je n’y arrive pas, c’est pas compliqué… je ne peux pas parler… ou plutôt je ne veux pas, parce que si je commence, je sais ce qui va se passer. Verbaliser c’est admettre, et admettre, ça fait mal… alors… mieux vaut le mutisme, le silence comme un refuge… les émotions bâillonnées, les yeux au sec et la dissimulation comme compagnon de route.
Si tu savais Jo… qu’est ce que tu en penserais de tout ça… c’est vrai, c’est un peu fou comme histoire… et pourtant ça arrive, pour de vrai, dans la vraie vie… et c’est dingue quand on y pense qu’un projet aussi désespéré ait pu faire naitre autant d’espoirs…
Je l’ai rencontré il y a deux ans, au club d’œnologie. Chloé… une chic fille, vraiment… la tête sur les épaules comme on dit… sympa et plutôt mignonne… enfin, j’dis ça mais moi les filles vous savez c’est ni ma priorité ni ma spécialité. Enfin bref… ce soir-là, c’était dégustation de Champagne… le roi des vins, le breuvage de la reine… je suis la Reine, j’adore le champagne, surtout le rosé, avec sa jolie robe poudrée… c’est pas très fort comme alcool mais quand j’en bois j’ai tout de suite l’impression d’être quelqu’un d’important, comme un goût de prestige qui pétille dans la bouche et te monte à la tête… c’est con, c’est juste du vin avec des bulles en fait… n’empêche que ça libère.
Alors la réserve tombe, les langues se délient, ma connerie refait surface aussi… c’est comme ça qu’on s’est connu avec Chloé… on a commencé à déconner, puis à parler, parler et parler encore… tu sais, y’a des gens tu les rencontres et, sans savoir expliquer le pourquoi du comment, avec eux tu te sens bien… comme si ça faisait des années qu’on se connaissait… certains disent que c’est une histoire d’âmes qui se reconnaissent à travers les siècles parce que dans une autre vie elles ont été proches… ouais… j’y crois pas trop, c’est trop ésotérique pour moi ça… mais là je dois avouer qu’il y avait un quelque chose de surréaliste et de naturel à la fois.
On a discuté pendant des heures… jusqu’au bout de la nuit… elle m’a parlé de sa vie de bientôt quarantenaire célibataire, de son fils qu’elle a eu et qu’elle élève avec un ami, de son arrivée dans cette ville inconnue quelques mois auparavant, d’une nouvelle vie et de l’équilibre à trouver. De mon côté… je ne sais même plus comment… la barrière est tombée, et d’un coup… comme ça… sans que je m’en aperçoive… je lui parlais de mon désir d’enfant, de cette envie viscérale d’être père qui te ronge de l’intérieur, qui te brûle les tripes et te tord les boyaux parce que tu sais que tu es fait pour ça mais que c’est impossible.
On s’est revu après, on est devenu amis, de très bons amis, le genre d’amis qui se confient le plus intime, qui s’appellent à n’importe quelle heure et qui accourent en cas de besoin… et c’est là qu’au bout de 8 mois, elle m’a parlé de l’appel du petit dernier… une histoire d’hormones qui crient au secours, qui réveillent le corps d’une femme et lui hurlent que bientôt il sera trop tard… enfin c’est ce que j’ai compris après coup… parce que sur le moment j’ai surtout réalisé qu’un truc bizarre, fou mais inespéré était en train de se passer… elle me proposait de devenir père !
Ça s’appelle la coparentalité… il ne s’agit pas d’un amour… enfin pas entre nous je veux dire, même si au fond l’amitié profonde s’en est aussi quand on réfléchit bien… il est question de la rencontre de deux amours inconditionnels pour un être qui n’est pas encore là mais qui existe déjà par la force des sentiments qui l’appellent. Mais bien sûr, on ne décide pas de ça à la légère, alors on a discuté… souvent… longuement… sérieusement… on a lu, on s’est documenté, on a fixé les règles… par écrit… tout devait être étudié, réfléchi, construit, pour cet enfant, pour son bien-être, pour sa sécurité, pour son futur… et puis on s’est lancé.
Oh, bien sûr, ça n’a pas marché tout de suite, il a fallu plusieurs tentatives. Mais un jour c’est arrivé… explosion de joie, sentiment de plénitude, sensations irréelles… une vie se crée, une autre prend tout son sens… et l’attente, la prudence mère du secret… le temps passe, les semaines se succèdent… c’est long de ne rien pouvoir dire même à ceux qu’on chérie, parents et amis proches… comme une sorte de confinement à l’intérieur de ta tête quand la vie continue à l’extérieur…
Et puis, petit à petit, tu relâches ton attention, tu te détends… ça fait déjà 2 mois… c’est rassurant. Alors… tu commences à élaborer des plans sur la comète, à rêver aux étoiles dans les yeux de tes parents, la tête dans les nuages, le cœur au firmament… et puis viens la nouvelle, brusque retour à la réalité, atterrissage forcé, malformation génétique, le cœur s’arrête, interruption de grossesse.
2 mois, 1 semaine, 4 jours… fin de l’histoire. La disparition d’un espoir comme celui-là c’est la pire des douleurs. Vous comprenez maintenant… je peux pas parler sinon je vais mourir.
- On fait une pause là ! J’en peux plus ! J’ai trop mal aux pieds.
- Ça fait à peine 5 minutes qu’on marche…
- Oui alors… Monsieur ne veux pas parler… mais par contre… pour faire des commentaires désobligeants… on verra quand tu auras passé une soirée entière à danser sur des talons de 15 cms…
- Euh, chérie, tu te souviens à qui tu parles…
- Ah oui c’est vrai ! « DragQueens will save the world », c’est ça ?
- Of course, Baby !
- Et toi, tu te souviens, après ton divorce, la coloc dans mon appart’ minuscule… et cette soirée, dans ce bar, le Brooklyn, le retour chez moi, complètement ivres, une dernière Vodka… pure, chaude et sans glaçons… pour faire de beaux rêves et… tu sais… LA révélation !
Et là, ma grande, tu crois que je ne te vois pas arriver, avec tes gros sabots, les pieds dans le plat, le saut dans la flaque et le sourire aux lèvres ! Bien joué… touché - coulé… échec et mat… un joli coup, en plein dans le mille, avec pour cible un souvenir réconfortant… Jo t’es la meilleure !
Ça fait longtemps que je n’ai pas repensé à cette période… faut dire que j’en ai parcouru du chemin depuis ce temps-là… 15 ans… rupture, explosion, bing-bang, nouvel univers… tout est si différent maintenant… ville, job, amour… et surtout la franchise…
Je ne dis pas que je n’étais pas heureux avant… au contraire… j’étais amoureux vraiment, profondément, honnêtement… et en prime, j’avais franchi toutes les étapes, cocher toutes les cases sur la liste de ce que devait être ma vie… enfin sauf la dernière, j’ai pas eu le temps… études, check !... mariage, check !... travail, maison, check !... manquait plus que le bébé… et tu vois, j’étais enfin prêt pourtant… comme quoi dans la vie tout ne se déroule pas toujours comme on l’a prévu.
Est-ce que je regrette ? Est-ce que je lui reproche d’être parti avec un autre ?... pas le moins du monde.. au contraire… j’aimerai tant la revoir, la remercier, lui dire combien sa décision a changé ma vie, l’a bousculé, l’a transformé… la rupture comme un tsunami qui submerge le conscient et l’inconscient, qui t’engloutit en entier et te fait perdre pied, qui fait rompre les digues du refoulement pourtant solidement construites… elle, je l’ai aimé… cruellement… car c’est moi que je n’aimais pas assez fort, pas avec assez de courage pour être authentique, honnête et franc avec moi-même… elle m’a quitté, c’était violent mais elle m’a aussi libéré…
Quelques temps après, je l’ai rencontré… lui… l’homme de ma vie… celui qui partage encore mes jours, mes nuits, mes doutes, ma vie… et oui Jo, il y a eu ce moment de grâce… ah ah, je ris tellement maintenant de cette peur chevillée au corps, cette crainte paralysante au moment de te dire… et pourtant, c’est juste d’amour dont il s’agissait… et quel amour !!... au final, c’est toi qui a vu la première… bien avant moi je pense… j’étais tellement perdu à l’époque… et qui l’a dit, comme ça, sans fioritures, sans tremblements… « Tu es amoureux de lui »… cinq petits mots pour une évidence, une phrase si légère en fait pour conclure une autre folle soirée… et ton regard qui disait « Et alors…? ».
- On est encore loin.
- Pas trop… 200 mètres je dirai.
- J’t’ai vu sourire tout à l’heure, ça fait plaisir… tu sais j’te préfère comme ça… mais bon ça n’a pas duré hein…et toujours aussi peu bavard…
- Ça va, lâche-moi.
- Ah ben oui… compte là-dessus… tu sais, j’suis pas complètement idiote… ni complètement bourrée… je sais bien qu’y’a une raison si tu m’as appelé… je suis Jo… tu sais, celle qu’on appelle quand… oh ! tu m’écoutes… allô la lune ici la terre… c’est moi…
- Oui, ben je sais que c’est toi… je risque pas de l’oublier.
- Et ?
- Et… je peux rester dormir.
Fermer les yeux pour ne plus rien voir, se boucher le nez pour le plus rien sentir, serrer les lèvres pour ne pas crier… et vivre en apnée… oh, pas tout le temps… plonger à corps perdu dans le travail, accumuler les activités, le sport et les loisirs, savourer sans retenue les moments de joie, de partage, d’amour et d’amitié… surtout rester actif et en faire toujours plus… remplir… remplir pour effacer le vide.
S’habituer, vivre quand même, et apprivoiser l’absence… en silence… parce que tu sais qu’il est des choses dont on ne peut parler qu’à soi-même… et avancer… malgré les déceptions et les désillusions, car avant ça… avant Chloé… il y a eu l’adoption… le projet raisonné et raisonnable, le chemin vers l’enfant, le périple administratif.
J’y ai cru, tellement fort, m’obstinant plus que la raison l’autorise… 1 projet, 2 agréments, 7 ans déjà… réunions collectives, tour de table, présentations… « Ah, un dossier d’homme célibataire »… regards fuyants, sentiment de malaise… ne pas y prêter attention et continuer… têtu et tenace… les rendez-vous obligatoires, psychologue, assistante sociale… compréhension, soutien… enfin, ça fait du bien… rapports remis, avis rendu, premier agrément… envoyer des dossiers et maintenant attendre... le temps passe, pas de nouvelles, ça n’avance pas… et un jour une réponse : rejet, premier coup… encaisser… les aiguilles tournent, le chrono file, trop tard, c’est le gong… fin d’agrément.
On dit qu’à l’impossible nul n’est tenu, alors à quoi bon… mais puisque certains y arrivent, cela veut dire que c’est possible… alors tu dois tenir, te ressaisir, y retourner… nouveau round, ne pas s’avouer vaincu… parcours du combattant, deuxième agrément… recommencer… toujours pareil… au point mort… le chaos.
C’est une douleur qui n’empêche pas de vivre, mais elle est là, tapie dans l’ombre, prête à surgir… continuellement… comme un acouphène qui t’empêche de profiter du silence… c’est un poids permanent que tu portes en toi et qui s’alourdit avec le temps… alors tu l’enchaines, tu la mets en cage… mais parfois la bête s’échappe sans prévenir et prend une forme insoupçonnée… ce sont tes amis qui te présentent leur nouveau-né, la distribution des cadeaux aux enfants des collègues à l’arbre de noël du bureau, le sourire de ton filleul sur le pas de la porte… autant de morsures de la réalité des autres qui ne sera jamais tienne.
J’ai perdu la foi… pas la foi au sens religieux, ça non plus j’y crois pas… ben oui, trop ésotérique pour moi, c’est bien tu suis… non, c’est de mon étincelle dont je parle, celle qui brule là tout au fond et qui te fait avancer chaque jour contre vents et marrées… je crois que tout ça l’a un peu éteinte…
Alors c’est quoi la suite, continuer à y croire ou passer à autre chose, envisager une autre piste ou faire le deuil d’une paternité impossible, se battre ou se résigner… je suis fatigué… mal à la tête… le tourbillon des pensées qui revient, un trop plein d’émotions qui s’entrechoquent là haut, l’impression d’être au bord d’un gouffre… sensation de vertige…
Des cendres renait le Phénix… c’est ce qu’on dit… mais pour l’instant j’ai pas franchement l’allure d’un oiseau mythologique, plutôt celle d’une triste tourterelle au chant plaintif… j’ai quand même ma plume… écrire ça fait du bien, pour s’évader… faudra que j’essaie.
Changer de perspectives… trouver un nouvel horizon… mais vers où porter son regard ?... traverser les frontières du droit, franchir l’océan de la bien-pensance… la ruée vers l’ouest, l’Amérique de tous les possibles…
- Hey… tu dors ?
- Non, je pense… j’ai les yeux ouverts et tu me fixes depuis tout à l’heure... - Ben j’voulais savoir… j’m’inquiète… ça va mieux ? A quoi tu penses ? - A tout et à rien, à demain, au futur…
- Et il se passe quoi dans ce futur ? tu deviens Président de la République, c’était ton rêve d’enfant si j’me trompe pas.
- Ah ah, oui… mais non… je sais pas ce que je deviens… je ne sais déjà pas où je vais en ce moment…
- Ouais… peut être… mais par contre, moi, je sais qui tu es et d’où tu viens. Et toi aussi tu le sais… c’est un bon début.
- Peut-être.
- Surement même ! Suffit d’attendre que ça passe, ou du moins que ça s’atténue, ça ira mieux un jour… j’en suis sûre. Au fait, y’avait quoi après le « mais… ».
- Hein, quel « mais » ?
- Tout à l’heure… en sortant de la boite… tu as dit : « On va quand même pas changer le monde, mais… »
- Hum, je sais pas, je sais plus ce qui me passait par la tête…
- Alors on a qu’à dire : « …mais on peut quand même essayer ».
- Clichééé !
- T’as raison !! Trop cliché même !! Alors quoi ?
- Alors… ta gueule, je dors !
- Ah ah ! Bonne nuit ! Moi aussi je t’aime !
- Valère Thiroux
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