N23: Chère Brunhilde

MANUSCRIT N°23
L'homme qui se tait
Adulte

CHERE BRUNHILDE


Dans la pénombre d’une petite cabane isolée de toute construction humaine, se tenait assis sur une vieille chaise en bois Siegfried, brigand de jeunesse et ermite de vieillesse. L’âge avait eu raison de lui. Son seul ami était un modèle Winchester 1866. Il ne lui avait jamais fait défaut. Là où Siegfried visait, Winchy, c’est ainsi qu’il l’appela, abattait. Malgré sa fâcheuse tendance à tuer pour se nourrir, les animaux environnants s’approchaient de la cabane pour chanter leurs plus belles mélodies. Siegfried n’avait qu’à viser et choisir l’un d’entre eux. Malgré le coup retentissant à travers les montagnes gelées, les animaux continuaient de chanter, et certains entraient même en transe alors que le sang d’un de leurs congénères remplissait les sillons de la terre et s’approchait lentement de leurs pattes duveteuses. Ils se roulaient par terre, hérissaient leur poil, bavaient jusqu’à n’en avoir plus en réserves. Puis la nuit s’installait peu à peu et les bêtes rentrèrent chez eux, pour recommencer, le jour d’après. 
Siegfried lui, n’avait pas fini sa journée. Il fallait dépecer, couper les bouts de viandes sanguinolents et les pendre au séchoir qu’il avait construit de ses mains. Une fois les vingt cloches imaginaires passées. Siegfried pouvait enfin se reposer. La fatigue creusait des crevasses dans sa chair qui s’approchait jour après jour de la putréfaction. Ses articulations grinçaient, son ventre criait famine, ses mains sur la table imitaient parfaitement le bruit d’un rocher qu’on déplaçait. C’était un homme de la terre. Toutes ses extrémités étaient gonflées, rugueuses et marqués par des années de laisser-aller. Tout ces bruits étaient quotidiens. Les animaux et son corps relâchaient en permanence des sons, mais Siegfried, de sa bouche, jamais ne versa un mot depuis qu’il habitait ces lieux. 
En allant se coucher, il adoptait un rituel des plus familiers. Il prenait une allumette, l’embrasait et la plaçait sous sa main. Il résistait quelques dizaines de seconde puis avant de lâcher un hurlement de douleur qui lui ferait perdre son mutisme, il l’éteignait en l’écrasant de cette même main. Siegfried se laissait alors porter dans ses rêves, où là aussi, il ne pouvait parler. Telle une dette qu’il avait envers la nature, il s’était interdit toutes communications verbales. Et de toute façon, seul à des centaines de kilomètres à la ronde, il n’y voyait guère l’utilité. 
Ce train-train quotidien, Siegfried l’aimait, il fermait les yeux l’espace d’une infinité de nanosecondes pour les rouvrir la joie en perspective. Cette tranquillité, il ne la devait qu’a de vieilles croyances païennes. En effet les autochtones de la région n’osaient pas s’en approcher car ils avaient sur la montagne même qu’occupait Siegfried, peur d’un sanctuaire maudit qu’avaient érigé leurs plus lointains ancêtres. Ce sanctuaire, Siegfried le connaissait bien, il y puisait son eau. Une petite source faisait son chemin sous l’idole de pierre corrompue et ressortait telle une fontaine de jouvence pour lui. Ainsi, la montagne le nourrissait et le protégeait des autres êtres humains en lesquels il voyait une menace. 
Quelque fois, Siegfried se remémorait son passé de brigand, les diligences qu’il avait pu braquer, les homme et femmes qu’il avait pu tuer pour son propre intérêt. Mais de cela il ne retint qu’une chose : à chaque fois qu’il prenait la vie d’un de ses semblables, il laissait toujours le corps pourrir et revenir à la terre. Et de la lui venait une idée des plus retentissantes. En effet, la terre ne lui avait jamais demandé de la nourrir, à aucun moment, elle ne lui a susurré qu’elle avait faim. Et malgré tout, il tuait, pour son profit, pour sa notoriété, pour son égo. Siegfried ne pouvait alors qu’acquiescer à la nouvelle vie de « pénitence » qu’il menait. Il ne tuait plus pour le plaisir, mais pour quelque chose que la nature lui avait insufflé de faire : vivre. Seule cette conclusion lui venait à l’esprit, comme si derrière tout cela, la simplicité était la seule réponse viable. Et bizarrement, il fut agréable pour lui de constater que cette dernière lui rendait bien, en lui offrant en présent l’un de ses animaux, qui chantaient chaque jour devant sa porte.
Un autre rituel, de remerciement envers cette nature qui lui offrait tout ce dont il avait besoin, était d’aller en contrebas de la montagne qu’il habitait. Armé d’une flûte d’os finement ouvragée par ses soins, il redonnait ainsi vie à l’animal qu’il avait sacrifié. Comme un dernier chant pour cet animal, il soufflait dedans jusqu’à entrer dans une transe chamanique. Quand un lapin lui offrit sa vie, il sautait tel ce dernier à travers les pâturages de celle vallée. Quand ce fut un renard, il se faufilait, traquait l’invisible tout en l’étant lui-même. Quand ce fut un ours, il imposait respect, droiture et modestie. Siegfried, grâce à ces rituels maintenait une certaine cohérence d’esprit et ceci lui permettait d’évacuer toute la frustration de ne pas avoir de ses semblables autour de lui. Souvent, la vision d’un animal adultes suivis de ces petits, lui faisait des pincements au cœur. Cette part de manque, il l’extériorisait en devenant une bête. Pendant un cours instant, il savait que lapin qu’il incarnait, vivait proches de ses semblables. Et c’est bien lors d’un de ses rituels que sa vie bascula. 
Imitant le chevreuil à la perfection, il fut soudain surpris par un regard interrogé, un regard humain. Se tenait devant lui, une femme, accompagnée de son panier d’osier qu’elle fixait contre sa hanche et qui était visiblement entrain de ramasser des herbes. Craintif tel l’animal qu’il incarnait, il s’enfuit vers la montagne : son refuge. Ce n’est qu’après être sorti de sa transe que le vieil homme réalisa ce qui venait de se passer. Il avait pour la première fois, en une décennie, revu un visage aussi similaire au sien. Obnubilé par sa découverte, Siegfried n’arrivait pas à oublier cette rencontre, le sommeil ne venant pas, il se prépara et sorti de nuit jusqu’à la vallée, non loin de l’endroit où il l’avait rencontré. C’est là qu’il l’a vu, danser nue autour d’un feu aux odeurs de plantes médicinales. Plus qu’une danse, il s’agissait d’un tribut. De son corps, émanait une quiétude, sa transpiration perlait sur ses jambes qui n’arrêtait jamais de tasser une terre qui, à force de passage, se dénudait peu à peu de sa végétation protectrice. Ces yeux révulsés laissaient transparaitre son feu de camp. Ce feu était puissant et même si elle ne l’alimentait plus pendant des heures durant l’observation de Siegfried, il ne s’arrêta point de laisser s’échapper des braises incandescentes s’éteignant dans la nuit. Ainsi de sa transpiration et de ses mouvements d’air, elle nourrissait la terre, qui lui avait donné les plantes qu’elle ramassait plus tôt. 
Siegfried observa, pendant des heures cette femme aux formes qui lui semblait de plus en plus parfaites et peu à peu il s’enivra de sa beauté, inconsciemment, il se rapprocha d’elle, et ça n’est qu’une fois qu’il vu le regard de la femme se concentrer sur lui, qu’il se rendit compte de la proximité entre elle et lui. Pris de panique, Siegfried baissa les yeux, comme une forme de respect, comme s’il avait honte du voyeurisme dont elle était victime depuis le début de son observation. La femme s’arrêta alors de danser et pris sa main entre les siennes enduites de sueur. Elle le força en relevant son menton à la regarder dans les yeux. Petit à petit Siegfried leva les yeux, contemplant le corps de la jeune femme, jusqu’à arriver nez-à-nez avec elle. Sans sourciller, il la regarda, la profondeur de ses yeux l’hypnotisait. C’est alors qu’elle lui vola un baiser silencieux et qu’elle se remis à danser. 
Sa danse avait changé. Ce n’était plus un tribut mais un appel. De ses pas assurés, elle dansait pour lui, comme si elle savait au fond d’elle, qu’elle n’avait rien à craindre du vieil homme et qu’il se dévouait lui aussi, à aimer la nature qu’ils les entouraient tout les deux. Quand le soleil pointait ses premiers rayons derrière la montagne maudite, la fille se rhabillait pour s’allonger dans un semblant de lit, fait de rosier et de pailles. Siegfried, dans un élan de générosité lui offrit en complément une fourrure qu’il portait sur lui. Le remerciant du regard, elle ferma les yeux et s’endormit le sourire aux lèvres. Siegfried, heureux de cette danse qu’elle lui avait consacrée remonta dans la montagne et se coucha. 
Son esprit était bouleversé, mais son sommeil fut salvateur. Quand il se réveilla, il trouvait un nouveau but à ses journées, sans déroger à ses rituels quotidiens, il allait, sur son temps libre, en contrebas voir la jeune femme récolter des herbes. Peu à peu, ses deux êtres nouèrent des liens de plus en plus fort. La jeune femme commença à prendre soin de lui, à lui nettoyer le visage, à lui soigner ses mains rugueuses. Siegfried perdait graduellement son apparence rupestre pour ressembler au fur et à mesure, à un homme. Il troqua ainsi son apparence bestiale, pour une apparence qui plaisait davantage à cette dame mais aussi à lui-même. Il se mit même à coordonner ses transes avec les siennes et vice versa. Se créa alors une réelle complicité. L’un priant la nature par un coté bestial et l’autre, la priant en enivrant l’atmosphère de douceur parfumée rappelant la symbiose naturelle des choses. Les deux corps se mêlaient et entraient en phase, la puissance de leur transe fascinait tous les animaux qui passaient par là. Plus encore, les arbres semblaient retenir les mouvements de leur feuille durant leur exercice. Comme s’il contemplait l’amour que tous les deux portaient à la nature. Ainsi, Siegfried jusqu’à sa mort, ne put être plus reconnaissant du dernier cadeau que lui avait fait sa protectrice. Il avait découvert, l’espace d’un instant, que l’amour que portait cette jeune femme à son corps endolori par ces années de vécu était simplement le cri d’une nature qui vivait paisiblement grâce à eux. Ils avaient su aimer cette dernière. Ils voyaient ainsi tous deux cette protectrice comme leurs parents et leurs enfants à la fois. Ils s’occupaient d’elle et elle leur rendait bien. Son mutisme, Brunhilde l’avait accepté, comme si elle savait que ceci était son sacrifice à cette nature qui les faisaient vivre ensemble à présent. Ainsi, en harmonie, ils procréèrent et offrirent à la nature de nouveaux protecteurs. Perpétuant la traduction, les enfants de dame Nature, c’est ainsi qu’ils furent nommés, jamais n’arrêtèrent d’embrasser celle qui leur avait permis de voir le jour.
- Idir Anki

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Bienvenue sur le "Singe à Plume"

Ma musaraigne, par SamElsa Pivo