N21: Dans l'Arène

MANUSCRIT N°21
La Foule
Adulte
LAURÉAT

DANS L'ARENE


Enfant déjà, le premier coup porté m'était revenu douloureusement. A dix heures, la cour de récréation s'emplissait de cris sauvages. Dans la bousculade des courses désordonnées, je louvoyais entre les obstacles, fuyant la violence de l'enfance. Il me fallait éviter les bagarres sans but qui m'auraient happé si je passais dans leur champ d'action. Ou bien je m'écartais, plaqué contre le mur du préau, pour laisser s'élancer une poursuite effrénée. Ici, c'était un ballon dont je devais me méfier. Protégé derrière un des acacias, j'attendais avec impatience la fin de cette torture que je devais affronter deux fois par jour, enfermé dans l'arène. Si seulement j'avais pu rester à l'abri dans une classe, j'aurais été calme, j'aurais lu... Mais le ''maître'' l'interdisait ! Il fallait sans plus tarder se confronter à la cruauté. Tout le monde était passé par là : la dure école de la vie. Enfant, je devais souffrir, apprendre la résistance pour l'épreuve de fond. 
Agressé par le brouhaha extérieur, je restais immobile au milieu de la cohue, silencieux, inexistant. Je regardais la houle des têtes, le déferlement des bras hargneux sans comprendre ce qui poussait mes camarades à être aussi semblables. J'étais l'ombre de ce grand arbre qui les regardait, et parfois ils se retournaient vers moi. Leurs visages de guerriers sortaient de la mêlée et leurs cris me clouaient à mon poteau de voyeur. Qu'avais-je à les épier ? Ce silence les inquiétait. Soudain, ils avaient honte du coup en traître qu'ils venaient de porter à un gamin à terre, recroquevillé sur lui-même. Devant mon mutisme, les regards teigneux disaient leur incompréhension. Pourquoi n'avais-je pas ce besoin de défouler mon agressivité ? De jouer à la peur ? Comment m'était-il possible même, de ne pas me laisser entraîner dans la sarabande infernale ? Pour répondre à ces questions qu'ils ne ressentaient que confusément, de manière viscérale, ils préféraient se rassurer par une attitude de haine. Puisque leur force se mesurait en violence, pour eux ''je n'étais pas un homme''. Je sus dès lors que leur refus de la différence n'ébranlerait jamais leur mauvaise foi. Cette jalousie pour ce qu'ils ne comprenaient pas les confirmait dans leur réalité rationnelle et sans surprise. Comment était-il possible qu'au fond d'eux ne naisse pas le doute d'une autre existence ? Un territoire inconnu, une route jamais empruntée, un rêve jamais osé... 
Les reproches avaient évolué au cours de l'année. A la rentrée, c'était l'ignorance totale, puis peu à peu les sarcasmes étaient nés. Tout était bon pour me faire réagir : des crachats aux insultes. Lorsqu'ils tournaient autour de tronc où je m'effaçais, ils s'accrochaient volontairement à mes vêtements, tentaient de me faire courir ou tomber, et riaient de mon équilibre précaire. Moi, je n'avais pas envie de m'agiter, de me mêler à cette rage où le corps n'existe qu'à travers les coups reçus. 
Je m'appuyais de tout mon poids le long de l'arbre au fût cannelé. La joue contre l'écorce ridée de longs sillons, j'oubliais le monde qui m'entourait. Les murs d'enceinte se refermaient derrière moi, la ville toute entière se resserrait et n'était plus qu'une mue rabougrie et desséchée. En déséquilibre entre ces deux vies contraires, je me laissais porter au large par le balancement de la houle, lorsque je fus bousculé par le heurt d'un récif. Une épaule brutale venait de me percuter et me tirait de ma rêverie. Projeté au milieu d'un cercle de monstres hilares, je retombai sur terre, en plein cœur de la réalité.Toutes ces figures fendues d'un sourire hébété attendaient. Je ramenais mes voiles, repliais mes ailes d'oiseau marin sans chercher à répondre à cette nouvelle agression. Mon attitude leur semblait être une provocation. J'étais le spectre blanc qui errait dans leur conscience, les narguait... Je regardais avec nostalgie l'ombre calme et inaccessible que faisait l'acacia de l'autre côté de la haie aux tignasses hirsutes. Soudain, je n'entendis plus les voix débridées de la cour de récréation, seulement un lointain grondement, l'épaisseur de mon sang qui s'écoulait dans mes veines. Mes oreilles s'étaient bouchées. Je tombai. Je fis plusieurs pas en arrière pour retrouver une stabilité menacée. Lorsque je sentis le contact ferme du goudron sous mes mains, je compris que mes jambes ne me portaient plus. Là-haut, les branches noires enlaçaient dans leur treille insensée la lumière blanche d'un soleil matinal, et de minuscules feuilles rondes scintillaient au souffle d'un vent imperceptible depuis notre bassesse. Mon œil gauche avait enflé d'un coup, coup de poing salutaire venu faire cesser ce jeu provoquant. Pour arrêter la montée du remords qui les prenait lorsqu'ils m'apercevaient, seul, silencieux, inexistant, mais trop présent tout de même pour que leurs gestes puissent s'accomplir sans scrupules. Mon visage devait se déformer à une vitesse prodigieuse car je les entendais rire par saccades. Il fallait que je me lève avant qu'il ne soit trop tard. Ces visages couverts de sueur et de poussière me répugnaient, cette brutalité inutile me dégoûtait. J'aurais voulu disparaître sous cette terre durcie... Mais je fis un effort pour me relever. Je me sentais fébrile et mutilé. Je parvins à me remettre sur pieds. Le navire tanguait terriblement, et par instant le pont était presque à la verticale. L'armée stoïque de mes ennemis restait inébranlable. J'allais d'un bord à l'autre sans parvenir à saisir le bastingage, soudain, je fus à un mètre de mon adversaire. Il me regardait, les mains sur les hanches, comme si cette sûreté apparente le protégeait de toute réaction. Que pouvait-il redouter de moi ? Atteint dans mon corps par la médiocrité qui m'assaillait, mon isolement me conduisait à une autre prison, celle de l'écriture où j'espèrais un jour pouvoir faire céder les murs, les barreaux, les mains qui me tenaient immobile. 
La colère trop longtemps muselée gagnait mes membres, se cabrait, ruait dans les brancards. Ce bouillonnement intérieur se précipita à mon visage en une rougeur brûlante. Je m'élançais droit devant moi, pour fendre cette foule de plus en plus compacte, et que le nombre rassurait. Je croyais mes gestes imprécis, mais lorsque j'eus frappé de mon poing le visage rigolard qui s'obstinait à être niais, je vis cette solidité ébranlée. Une ombre circula, voila les regards, ma victime chancela, porta la main à son œil et fit un pas en arrière pour se camper, trouver un meilleur équilibre et ne pas tomber. Il regarda ses doigts rougis de sang et se courba jusqu'à n'être plus qu'une présence qui s'effaçait. Il y eut un temps d'hésitation pendant lequel j'avançais à découvert à travers les badauds.  La vague s'écarta et je m'éloignais de ce monde en mouvement. 
Ma main pesait lourd au bout de mon bras. Une douleur me brisait les os et je n'osais regarder mon poing meurtri et coupable. La déchirure remontait dans mes chairs distendues, à contre-courant, et cette poigne d'acier arrachait dans ma poitrine les mauvaises herbes qui croissaient jusqu'à l'étouffement. Je percevais le fonctionnement de tous mes organes comme un effort laborieux et inutile. La vie s'affaissait. Mon existence était remise en question. Il y eut un grand vide en moi. Tout s'était creusé. Ce coup porté m'avait atteint plus encore que celui reçu.
- Alain Dallacosta

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