N20: La Première Pierre

MANUSCRIT N°20
La foule
Adulte 

LA PREMIERE PIERRE

Une nuée de projectiles anonymes avait jailli de ces mains tendues de désespoir et une grêle nerveuse s'abattit contre les murs, pour finir sa course sautillante sur le trottoir. Protégé derrière son bras replié, l'homme avait à plusieurs reprises, frappé violemment contre la porte muette, droite et insensible. 
Il était seul dorénavant, face aux éléments, car cette foule n'était plus humaine mais bestiale, mer furieuse jetée sur les récifs de toute la force du vent. Des pierres s'arrêtaient en plein vol, silencieuses lorsqu'elles heurtaient sa poitrine et tombaient sans élan, dénuées de toute violence. La démence passée gisait à terre, vie éphémère de ces objets soudain devenus coups. Mais la fureur se mesurait aussi ce matin-là aux cris rauques de la horde aux muscles bandés. Toute la vengeance des hommes était dans cette rue lugubre, et cet abcès déversé ne semblait pas être le point final de la folie du monde. 
Il me sembla un instant voir l'homme envahi par la peur faire un geste d'une brutalité molle. Une révolte sans conviction, un geste vidé de son sens. Son bras resta d'ailleurs un temps très court suspendu dans l'espace. Il venait de comprendre l'inutilité de cette ultime défense. Il était trop seul pour porter la haine, et puis contre qui ? Dans la foule qui l'acculait, il ne voyait personne : des foulards, des cheveux, aucun regard, mais des cavités sombres et profondes qui semblaient s'ouvrir sur le néant. Pas la moindre lueur. Et puis des bras, des bras, des bras... Il n'arrivait pas à saisir la réalité de cette situation. ''Ce n'est pas possible, on ne meurt pas ainsi, c'est absurde...'' 
Et pourquoi mourir ? Ne pouvait-il en être autrement ? Non. La mort ou le réveil en sursaut après ce long cauchemar.
Voilà des heures qu'il se débattait au fond de cette ruelle. Comment était-ce imaginable que dix, vingt, peut-être cinquante personnes contre lui seul, et pas une pour l'atteindre d'une mort plus précise, là, contre sa tempe brûlante et humide à la fois... 
Quand je l'ai tenue dans la main, je l'ai sentie plus rude et plus sauvage. Parmi les jets courbes qui commençaient à s'épuiser, mon bras s'est abattu plus violemment, dans un geste définitif. Lorsque la pierre est partie presque sifflante dans le silence soudain, tous les visages se sont tournés vers moi. 
Stupéfait, je n'arrivais pas à me défaire du masque de haine qui crispait ma mâchoire. 
Mon mouvement était-il aussi remarquable ? 
La trajectoire fut courte, très tendue. Le choc résonna en moi très longtemps et l'homme s'écroula sans soubresaut. Avant même d'arriver au sol son visage fut couvert de sang. 
La rue était redevenue paisible. Les regards étonnés soulageaient leur conscience. Le geste décisif et tranchant m'appartenait. J'avais fait cesser ce jeu grotesque mais je portais seul la responsabilité de mon acte. Ils paraissaient tellement étrangers à ce corps qui était MA victime. 
Pourtant n'étions-nous pas dix, vingt, cinquante peut-être à porter ce coup ?
- Alain Dallacosta

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