N16: Albedo

 MANUSCRIT N°16
« On va quand même pas changer le monde, mais… »
Adulte

ALBEDO


« On va quand même pas changer le Monde, mais on va essayer de le nourrir ». Cette phrase, prononcée par le directeur de la FAO, quand il m’avait reçu il y a quelques semaines, m’avait décidé à accepter le poste qui m’avait été proposé, d’autant plus qu’il avait ajouté « vous êtes sans aucun doute le plus qualifié sur cette planète pour réussir la mission ». Ces paroles je les avais en tête lorsque, sous un ciel laiteux et humide, j’accostai le robuste ponton en bois flotté, quai unique de l’unique port d’Albedo. A peine amarré, je fus chaleureusement accueilli par le commandant Christoffer Amundsen, un géant norvégien d’une quarantaine d’années dont un ancêtre avait été le premier homme à atteindre le pôle sud, plus d’un siècle et demi auparavant. C’est avec grand plaisir que je débarquai de l’Australis, mon trimaran à voile solaire, pour retrouver la terre ferme, encore que cette expression ne soit pas la plus appropriée, puisque sur Albédo, de la terre, ferme ou non, il n’y en avait pas. J’avais mis plus de 6 semaines pour rallier Albédo à partir la base logistique de Nouméa et je m’étais fait pas mal secouer par les vents arctiques qui agitaient l’océan en ce début d’été austral, à tel point d’ailleurs que j’avais recommencé à souffrir de fantosmie et trouvais chaque jour un peu plus, que la mer exhalait une prégnante odeur d’Heure-Bleue, ce parfum de Guerlain que portait pour m’aguicher, la première femme que j’avais aimée. J’avais eu le temps entre deux coups de tabac, de penser à ce bon vieux temps qui était désormais révolu comme était révolu celui où je gagnais ma vie à dresser des mammifères marins pour les parcs aquatiques de la planète entière. Dès sa conquête du pouvoir mondial achevée, le MER (Mouvement Ecologique Révolutionnaire) avait interdit toutes ces distractions futiles, comme il avait interdit l’usage des énergies fossiles ou nucléaires tout en imposant sans délai une agriculture totalement sans pesticide sur l’ensemble de la planète. Les éleveurs de chevaux, vaches ou dromadaires et les loueurs de main d’œuvre étaient devenus riches. L’obésité avait disparu entrainant avec elle la moitié de l’humanité. L’autre moitié souffrait de famine et de malnutrition. Sur une planète où la température avait cru de 6 degrés en 60 ans, l’agriculture biologique n’arrivait pas à nourrir ses paysans. Le MER, qui n’était pas le mouvement obscurantiste et rétrograde que certains se plaisaient à dénoncer, s’était résigné à miser, de façon transitoire, sur les Organismes Génétiquement Modifiés pour développer des cultures et élevages performants, résistant aux agressions d’un climat parti dans une vrille exponentielle et à celles des organismes nuisibles qui proliféraient, afin de tenter d’enrayer l’apocalypse qui s’annonçait…Voilà qui justifiait mon voyage vers cette ile bizarre qui s’appelait Albedo. Pouvoir enfin nourrir le monde ou ce qu’il en restait et mettre un terme à cette terrible famine qui sévissait depuis plus de 10 ans… 

Le commandant me conduisit jusqu’à ce qui me servirait de logement, un appart-cube semblable à la centaine de ceux qui s’étendaient de part et autre de la rue principale de Daphnis, la capitale d’Albédo. Mon pied-à-terre tout de fibre construit, était très fonctionnel et à première vue, plaisant. Je me souviens avoir trouvé bizarre d’employer à nouveau une expression avec le mot « terre », et m’être promis d’en éclaircir le pourquoi avec mon API, Assistant Personnel Intégré. Après avoir pris une bonne douche chaude et rasé ma barbe, je revêtis mon uniforme et rejoignis Amundsen dans son bureau. Le commandant m’expliqua que le chantier allait entrer en phase 3, la plus délicate. Grâce au tisseuses, ces araignées de mer génétiquement modifiées, la transformation de ce qu’on appelait au début du siècle le 7ème continent, en une vaste structure de plus de 12 millions de kilomètres carrés, était en voie d’achèvement. Par leur travail, les tisseuses, non seulement digéraient le plastique, mais à partir de leurs déjections, construisaient inlassablement une toile anacamptique de quelques dixièmes de millimètres d’épaisseur, à la solidité à toute épreuve, flottant sur l’océan, toile dont la couleur blanche presque parfaite, reflétait vers le vide sidéral plus de 99% de la lumière et de la chaleur qu’elle recevait du soleil. Et ça fonctionnait ! La température moyenne de la planète avait commencé par se stabiliser avant de décroitre, déjà plus d’un demi-degré ces dix dernières années. Les ingénieurs avaient eu cependant un peu de mal à stabiliser l’écosystème d’Albédo. S’il avait été facile, pour alimenter chantiers et habitations en énergie, de concevoir un générateur électrique éolien, les fermes aquacoles sans barrière situées sous la toile, avaient été plus délicates à mettre au point, mais l’amorçage avait débuté. Le plancton qui se développait maintenant en abondance juste sous Albédo, dans les eaux froides de surface, agrainerait bientôt une chaine alimentaire performante. 

Amundsen signa sur le champ ma nomination de directeur des transports. Il m’appartenait désormais, avec une équipe recrutée à cette fin, de capturer et dresser les milliers de dauphins et orques qui devraient être utilisés dans quelques mois comme locomotives marines pour tracter d’immense convois piscicoles afin d’alimenter en nourriture les 3 milliards de survivants de terriens que comptait la planète. 

L’ère halieutique allait succéder à l’ère numérique, l’aventure de l’humanité pourrait continuer, vers où ? jusqu’à quand ? A l’Homme d’en décider, en construisant une autre civilisation sur les ruines de ses erreurs. Dans l’immédiat, à défaut de changer le monde, on allait enfin pouvoir le nourrir.

- Philippe Clavel

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