N14: FS - 0X01

MANUSCRIT N°14
L'homme qui se tait
Adulte
2ème PRIX
LAURÉAT

FS – 0X01

Je sors en trombe de la pièce, le dossier sous le bras. La porte se referme derrière  moi avec un chuintement de vérin hydraulique. Je garde la tête basse et j’avale les couloirs  de la base à vive allure. Quelques subordonnés me saluent respectueusement. Il faut que  j’atteigne le hangar avant que tout soit découvert. Par un des hublots vitrés, la lumière  aveuglante de HX-674 me frappe en plein visage et m’éblouie. Cela fait longtemps que nous  avons arrêté de nommer les étoiles, pourtant celle autour de laquelle nous orbitons  actuellement aurait mérité un nom spécial. L’extrême limite de notre galaxie. La frontière  entre notre Voie Lactée si dense en matière, et le vide absolu.  
La chaleur du rayonnement de HX-674 me fait battre les tempes, et j’entends les  battements de mon cœur résonner dans ma tête. La dernière porte avant le hangar se  trouve devant moi. S’ils ont désactivé mon badge, tout est foutu. Une lumière verte s’affiche  sur le panneau de contrôle, et je peux à nouveau respirer. La porte s’ouvre, il est là. Ce n’est  pas un très grand vaisseau, il n’est supposé embarquer que cinq passagers, mais il  m’impressionne beaucoup. Tout le génie créatif humain rassemblé dans une coque en métal  censée défier le vide cosmique. Je pourrais l’admirer pendant des heures, mais je n’ai pas le  temps. Je m’avance vers l’engin, quand une voix m’arrête.  
- Halte ! L’accès à cette zone est strictement interdit !  
Je me retourne vers le militaire qui braque son arme sur moi. Sans un mot, je sors de  ma poche ma carte d’identification, et le garde se détend aussitôt.  
- Pardon Major Thomas, je ne savais pas que vous reveniez inspecter le vaisseau  aujourd’hui.  
Je hausse les épaules et le laisse planté là. Il ne me reste plus que quelques mètres à  faire pour arriver au sas de l’engin quand un bip grave retentit dans les hauts parleurs, suivi  d’une voix qui résonne dans tout le hangar.  
- Le Major Mark Thomas est attendu de toute urgence au poste de  commandement.  
- Major, je crois que c’est pour vous ! me crie le garde.  
Comme si je n’avais pas entendu. Ils doivent avoir retrouvé le Docteur Boyle. C’était  un homme âgé, j’espère que je n’ai pas frappé trop fort. Je presse le pas, plus que quelques  mètres.  
- Tout personnel militaire rencontrant le Major Thomas doit lui demander de  présenter ses armes et l’escorter immédiatement au poste de commandement,  de gré ou de force. 
Et merde. Le sas est juste devant moi. Lumière rouge, mon accès au vaisseau m’a été  retiré. Pas grave, je connais le code d’urgence pour déverrouiller les deux battants d’acier. Je  transpire des mains et mes doigts tremblent. Je serre le dossier que j’ai calé sous mon bras.  Le garde me crie de m’arrêter, mais je finis de taper le code. Il me met en joue, je le regarde.  Son doigt sur la gâchette de son arme paralysante, il semble un peu désorienté.  
Lumière verte. Le sas s’ouvre et je me jette dedans pour éviter le tir. Je tire sur la  poignée de verrouillage. J’ai réussi. L’homme me crie des choses par le hublot que je  n’entends pas. Je le laisse et me dirige vers la cabine de pilotage. Je m’installe sur le fauteuil  du capitaine. Mon fauteuil. Je pose le dossier à côté de moi et met les moteurs en marche  tandis qu’à l’extérieur mes supérieurs et une armée d’ingénieurs commencent à se  rassembler. Ils pourront essayer de contourner les systèmes pour ouvrir les portes tant qu’ils  le veulent, une fois le verrouillage enclenché, aucune commande venant de l’extérieur ne  fonctionne. Une mesure de sécurité contre les abordages potentiels que j’ai moi-même fait  ajouter. Les moteurs sont opérationnels. La Colonel Krause me regarde droit dans les yeux.  Je lui fais le salut militaire, et engage la propulsion.  
La gravité artificielle de la base ne me retient plus collé à mon siège. Je m’attache. Le  spectacle est magnifique. A ma droite je peux voir presque entièrement la Voie Lactée et les  milliards d’étoiles qui la composent. C’est encore plus flagrant que depuis notre système  solaire. Et à gauche, rien. Le noir. Pas une étoile qui brille. Quelques tâches seulement  apparaissent, faiblement. D’autres galaxies. Je les verrai mieux quand je me serais éloigné de  HX-674. Une appréhension mêlée d’excitation monte en moi. C’est comme nager au bord  d’un tombant dans l’océan, et dépasser les eaux peu profondes pour surplomber les abysses.  Je regarde une dernière fois ma galaxie natale et oriente mon vaisseau vers la gauche. Je ne  la verrai plus jamais. Aucun hublot n’a été placé à l’arrière de l’astronef volontairement,  pour éviter de violents accès de nostalgie et l’échec d’une mission qui n’aura maintenant  plus lieu.  
Ma radio grésille et la voix de la Colonel Krause se fait entendre. Ils ont mis leur  temps pour revenir au poste de contrôle.  
- Major Thomas, revenez. Pensez à la mission. Pensez à l’Humanité. Tout ce que  vous avez fait jusqu’à présent vous l’avez fait pour faire progresser notre espèce.  Ne gâchez pas tout. Vous n’y arriverez jamais seul, le vaisseau est conçu pour cinq  passagers, et il nous faudra des années pour remettre en place une expédition  pareille. Je vous en prie, ramenez l’Illumination au hangar.  
Je déteste ce nom. L’Illumination. Soit disant car nous apportons la lumière au milieu  des ténèbres les plus obscurs. Mais moi j’aime les ténèbres. Pourquoi vouloir les détruire  avec notre lumière. Je crois qu’elle a tort, tout ce que j’ai fait je l’ai fait pour moi finalement.  En tout cas ce n’est pas en brandissant l’étendard de l’humanité et de l’élévation de l’espèce  qu’on me fera faire demi-tour. 
Je règle le cap sur ma destination, la galaxie du Sagittaire. Ici ce nom ne fait plus de  sens, mais on l’a gardé. Je verrouille les coordonnées. Je n’y toucherai plus pendant les  cinquante mille prochaines années-lumière. C’était la destination de la mission que j’ai  remplacée. Dans ma radio, la voix de la Colonel Krause grésille toujours. Je la laisse parler,  elle finira par se lasser.  
En plus d’être la plus proche de nous, la galaxie du Sagittaire est également beaucoup  plus ancienne que la notre. C’est cet argument qui a permis de financer la mission, sous  prétexte que nous aurions plus de chances de trouver de la vie intelligente dans une galaxie  plus vieille. Mais la vérité c’est que nous ne trouverons rien, ni là bas ni ailleurs. Nous  sommes seuls dans cette immensité et nous le resterons toujours. Le seul intérêt de cette  mission est le même qu’au premier jour de l’humanité : aller voir un peu plus loin. Et  aujourd’hui, je suis celui qui est allé le plus loin. Jamais personne n’ira aussi loin que là où  j’irai. Du moins pas avant des années.  
Soudain une autre voix se fait entendre dans ma radio, une voix beaucoup plus  familière. Beaucoup plus douce.  
- Mark ? Mark réponds moi s’il te plaît. Mark réponds moi. Mark ne me laisse pas.  Je t’aime Mark. Je sais que tu m’as toujours dit que tu finirais par partir dans les  étoiles pour toujours, mais je t’en prie pas maintenant, pas comme ça. Je ne peux  pas imaginer toute ma vie sans te voir Mark. Je vais souffrir chaque jour qui  passera si l’espoir de te revoir ne serait-ce qu’une seconde n’existe pas. Et toi  aussi. Je le sais. Je t’aime Mark. Je t’en supplie, rev…  
Elle avait raison. Mais à quoi bon continuer d’écouter. Je débranche définitivement la  radio, ce n’est qu’une tentation de plus pour ne pas continuer. Moi aussi je t’aime. Je  souffrirai sans doute aussi beaucoup. Mais au final, on est toujours seul, et être avec toi ne  changera pas ça. A quoi bon faire semblant. Maintenant je suis vraiment seul, plus un astre,  plus un son, juste moi et le vaisseau dans la pénombre intergalactique.  
Une alarme s’allume sur le tableau de bord. Un problème dans les circuits de  ventilations. Je devrais être capable de gérer. Sur un vaisseau comme ça, il y a des  défaillances en permanence, c’est pour ça qu’un équipage est constitué d’au minimum cinq  membres. Cinq corps de métiers spécifiques, pour être capable de palier à tous les  problèmes qui surgissent inévitablement. Je sais que le moment viendra où je ne serais pas  capable de surmonter une panne critique et que ce sera la fin. Ca pourrait être demain, ou  dans un mois, ou un an. J’espère que d’ici là je serai arrivé. La mission originale était  supposée se mettre en orbite autour de FS-0X01, et commencer la construction de la base  d’exploration de cette galaxie pour sécuriser l’arrivée d’un plus gros équipage. 
Mais je ne m’arrêterai pas. J’avancerai tant que je pourrai, je verrai des choses  merveilleuses, qu’aucun œil n’aura jamais vu, je verrai des nébuleuses aux couleurs  incroyables, des planètes de cristal, des supernovas inconnues. Tout ça je le verrai, seul,  dans la cabine de pilotage de ce vaisseau que je ne quitterai plus.  
Enfin, si j’y arrive. Je dois déjà réparer ce problème de ventilation. Je me détache du  fauteuil et m’élance vers le compartiment où sont rangés les outils. Le dossier que j’avais  posé à côté de moi, flotte lentement sur mon trajet. «Rapport d’examen psychologique du  major Mark Thomas, par le Dr Boyle ». Je l’écarte d’un revers de main, mais les feuilles s’en  échappent. Je les récupère et tombe sur la conclusion, écrite en rouge : « Sujet à risque en  cas d’isolement prolongé. Tendance à la mélancolie, tentative de suicide plausible. Inapte à  la mission. ».  
Inapte. Avec tout le respect que je vous dois, Dr Boyle, je vous emmerde, vous et vos  diplômes. Je n’ai pas besoin de votre permission pour aller voir les étoiles. 

- Sébastien Pascal

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