N13: On va quand même pas changer le monde, mais

MANUSCRIT N°13

« On va quand même pas changer le monde, mais… »

Adulte

ON VA PAS CHANGER LE MONDE, MAIS...

On va pas changer le monde, mais le souvenir, c’est fichtrement important !

Tenez, lisez donc le fragment ci-dessous du journal de mon grand-père, quelques années après l’arrivée du Coronavirus C19. Ça devrait vous parler...

Le titre, c’était « Petite chronique jour 3 829 ou 3 830 ».

« Ça me surprendra toujours qu’on ne fasse plus référence à la naissance de ce bon vieux Jésus. Du coup, je ne sais même plus quel jour nous sommes.

La Police du Grand Confinement est passée. Elle qui nous épie, qui nous oblige à rester chez nous, mais qui assure aussi les livraisons à nous tous. Et de façon égale en plus.

Reconnaissez que l’État pense à nous : même si on n’a plus de liberté, qu’on ne peut plus, et pour cause, faire preuve de fraternité, il nous reste au moins l’égalité de traitement entre les citoyens.

Et il reste la délation.

À propos, donc, la PGC a enfin embarqué le dernier voisin. Bon débarras. C’est vrai quoi, c’est pas parce qu’on est seul qu’on doit systématiquement inviter les copains à l’apéro. D’abord, la PGC l’interdit formellement. Ensuite, je l’ai dénoncé.

Na, ça lui apprendra.

« Vous êtes sûr qu’il avait organisé un apéro ? » qu’ils m’ont demandé les hommes en combinaison noire. Comme si moi je mentais à la PGC, pfff...

Les gars de la PGC, c’est pas des plaisantins. D’ailleurs on rigole pas avec C19. Enfin, on rigole plus. Au début, les opposants se moquaient de leur tenue. Vrai que ça changeait sacrément de ce qu’on pouvait voir à la télédétat.

Vous vous souvenez de la télédétat ? Elle émettait juste avant la météodétat, une heure avant le couvre-feu. À l’époque, les seuls qui étaient autorisés à sortir étaient tout en blanc. Sans doute pour rappeler le pouvoir médical, ...enfin ce qu’il en restait. Parce qu’ils se sont bien plantés les toubibs.

Bref, les « Petits Gros Cons » qu’on les appelait au début. C’est vrai qu’ils étaient recrutés chez les râblés et parmi les costauds, boulot oblige : pas plus d’1m60 pour se faufiler partout, mais 80 à 100 kgs minimum. De muscles. Pour faire peur et cogner si nécessaire.

On s’est tus quand la Police du Grand Confinement a fait des exemples. Partout.

Maintenant qu’il n’y a plus personne dans les rues, dans la campagne, dehors quoi, je me souviens encore de tous ces vieux films qui passaient à la télédétat. Surtout pour moi qui ai connu le tout début du confinement.

Je me souviens d’un 1er avril, c’était quelque chose comme deux semaines après la première vague ici. On pouvait encore circuler, tout le monde remplissait sa petite attestation, il nous manquait bien un peu de papier toilette et de chocolat au lait de temps en temps, mais dans l’ensemble on était optimiste. Et puis on était informé. Ça peut sembler bizarre, aujourd’hui que le Grand Confinement est instauré, mais on avait des nouvelles de tout le monde. De tout le Monde aussi.

Maintenant qu’il n’y a plus de réseaux - si le mot vous parle -, que le ravitaillemendétat n’est plus effectué qu’une fois par semaine par la PGC, je suis très content d’avoir un jardin. 

Je pense souvent à ces pauvres gens entassés entre quatre murs, parce qu’on n’a plus de papier toilette ni d’eau à volonté. Vous me direz, avec les mutations C19, personne n’a plus d’odorat non plus. Comme quoi la nature est bien faite. N’empêche, mon ex voisin m’a dit un jour qu’il y a parait-il des endroits où le Grand Recycleur n’est là que trois fois par an. Ça doit les gêner tout de même.

Et puis il a beaucoup plu la semaine dernière, et j’ai pu un peu remplir la piscine. Ouf. Comme ça je peux laver mes vêtements.

Les plus vieux d’entre vous se souviendront aussi qu’il y avait des coiffeurs. Si ! Si ! Vous savez, ces gens qui vous accueillaient dans une grande pièce toute blanche, où il y avait plein de « clients », et qui vous coupaient les cheveux. Je sais, maintenant on n’a en plus besoin : merci C19 ! Remarquez, c’est bien en un sens.

Tiens, j’ai retrouvé mon carnet : nous sommes bien le jour 3 829 après C19.

Pourvu que je n’oublie pas. »

- Roger Lamquin