N11: Cabaret Sauvage
MANUSCRIT N°11
Cabaret
Adulte
1er PRIX
LAURÉAT
LAURÉAT
CABARET SAUVAGE
Il jette un coup d’œil dans le miroir. Sous l'épaisse couche de maquillage, sa bouche tente un rictus. Les murs résonnent encore des applaudissements frénétiques des spectateurs, tous debout. Leurs mains qui frappent, leurs pieds qui tapent à faire trembler le théâtre. Un mal de crâne s'est installé dans ses tempes, pulse au-dessus de ses yeux et descend jusque dans sa gorge, remplace les clameurs du public. Il prend un coton, l'asperge de lotion démaquillante. D'abord les yeux, puis le teint. Il prend son temps. Retrouver figure humaine, c'est compliqué. Certains soirs, il n'y arrive pas. Il reste coincé dans son maquillage, enfermé dans son vanity avec ses faux cils et ses quinze rouges à lèvres. Aujourd'hui, la migraine l'aide à garder les pieds sur terre. Sa tête ne fait qu'un avec les morceaux de coton qui passent sur son visage et s'entassent en pyramide sur la table devant lui. Il n'a pas de poubelle dans sa loge. Chaque matin – ou chaque nuit, il ne sait pas – la femme de ménage vient ramasser les restes de sa mue. Elle change aussi l'eau des fleurs. La pièce en est remplie. Des roses, surtout, beaucoup de roses. Il a fait une demande pour une poubelle, un jour. Et puis il a abandonné. Le tas de cotons menace de s'écrouler. Il l'abandonne pour retrouver son visage. Les épingles à cheveux sautent sous ses doigts, la perruque rousse s'affaisse. Il la récupère avec délicatesse, la pose sur le mannequin à sa droite, retire son filet et ébouriffe les dernières touffes de cheveux qui s'accrochent encore à son crâne. On frappe à sa porte. Sûrement un bouquet de roses. Il n'ouvrira pas, pas ce soir.
Elle enfile ses collants à toute vitesse. Les enfants ont été infernaux, ce soir. Après l'histoire, ils n'avaient pas du tout envie de dormir. Eux aussi, ils voulaient être des pirates comme maman leur avait raconté. Elle n'est pas assez payée pour se permettre de prendre une baby-sitter. Ce serait trop facile, sinon. Si elle ne devait pas courir tous les soirs après le coucher, prendre le métro beaucoup trop maquillée avec les travailleurs fatigués, agglutinés, ignorer les murmures réprobateurs des grands-mères, éviter les regards, les mains baladeuses et les crachats, arriver au cabaret dix minutes avant son numéro, enfiler des collants résille sur sa peau moite, se poudrer la poitrine et les bras pour ne pas briller sur scène, sauter dans des escarpins de 20 centimètres et rejoindre les autres en coulisses, deux étages plus haut. Elle n'a plus l'âge pour faire ça. Quand elle était petite, elle imaginait toujours sa vie de grande personne à la campagne, avec un gros chien et des poules, un jardin grand comme le parc où ses parents l'emmenaient le dimanche et une piscine couverte. Les poules, elle les côtoie tous les soirs, mais elle a dû se contenter d'un appartement au 6ème sans ascenseur avec un balcon où elle essaie de faire pousser de la menthe et du basilic, et elle n'a pas de chien mais essaie d'élever seule deux enfants qui lui réclament un cochon d'Inde depuis six mois. Ils ont vu un reportage sur les rongeurs à la télé, un truc sponsorisé par 30 Millions d'Amis et la SPA. On frappe à sa porte, elle sursaute. Son collant craque. Elle entre en scène dans deux minutes.
Elle ne sait pas trop si elle aime les cabarets. Ce concept l'a toujours mis mal à l'aise. La lumière feutrée, la nourriture, les tables, les numéros à peine regardés, les femmes à moitié nues... Elle préfère le théâtre. Elle préfère quand chacun reste à sa place, dans la scène et dans la salle. Et pourtant, la voilà encore une fois assise à cette table, la numéro huit, avec sa nappe bleu nuit qui lui chatouille les chevilles et la lampe acajou. Tout le monde la connaît, ici. Tout le monde s'écarte sur son passage. Elle est la femme du patron, celle qui règne sur son cœur, qui peut d'un regard anéantir une carrière ou propulser un artiste au sommet. C'est ce qu'ils pensent tous. Alors elle joue le jeu. Régulièrement, elle vient s'asseoir à sa table, la numéro huit, et exerce son jugement divin. Elle arrive toujours en retard, toujours au milieu d'une performance. Ça l'aide à bâtir sa légende. Elle a volé un manteau noir à col de fourrure muni d'une traîne dans le costumier. Elle ne l'enlève jamais seule. Elle attend, debout à côté de sa table, qu'un serveur vienne l'aider à le retirer. Elle porte toujours des robes vertes. La lumière rosée de la lampe acajou lui va particulièrement bien au teint. On s'empresse de lui proposer à manger, à boire. Elle accepte les verres qu'on lui tend, renvoie la nourriture en cuisine. Dans les coulisses, l'écho de sa présence se répand comme une traînée de poudre. Elle savoure cette panique. Les numéros seront moins bons, les applaudissements moins francs. Son mari ne sait pas qu'elle est là. Elle ne lui en parle jamais et refuse de venir quand il l'invite. Elle déteste la cabaret, il le sait, pourtant. Parfois, elle se faufile dans les loges quand tout le monde est parti. Elle s'assied devant un miroir, essaie une perruque ou une paire d'escarpins, elle s'enferme dans les vapeurs de laque et s'endort sur les canapés tachés de sueur. On frappe à la porte. La femme de ménage connaît ses habitudes.
Il sort du cabaret. L'écran de son téléphone affiche deux heures passées. Il s'assied sur le trottoir, les pieds dans le caniveau. Il n'aura pas son métro ce soir non plus. Prendre ce boulot de serveur lui avait pourtant paru un bon plan. Bien payé, proche de tous les transports en commun, expérience de terrain au contact du consommateur et du spectateur. Les horaires étaient parfaits pour lui. Il finissait ses cours à dix-huit heures, avait le temps de passer se changer, de faire un petite sieste et commençait son service à vingt heures trente. Il finissait à minuit et demi. Sur le papier, il avait trouvé le job de rêve. Deux ans plus tard, ses études ratées et la porte de ses parents claquée, il continue de dépenser son salaire en taxis pour rentrer après ses soirées au cabaret. C'était le deal, avec son père. Il était grand, il pouvait travailler si ça l'amusait. Ce n'était pas vraiment une perte de temps, c'était toujours bien de savoir comment ça marchait, en dessous. Mais s'il voulait rester sous son toit, c'était pour faire une école de commerce et reprendre l'entreprise. Son père tenait beaucoup à « l'entreprise ». A croire qu'il n'avait fait un enfant que pour assurer sa pérennité. Ça avait presque marché, mais il avait rencontré le cabaret. Il avait rencontré ses tables aux nappes toujours impeccables, ses artistes pressés, l'effervescence en cuisine et le silence bourdonnant de la salle. Il avait rencontré la femme du patron. Alors il avait lâché son école de commerce, lâché le duplex de ses parents et il avait pris une chambre de bonne à l'autre bout de la ville. Il avait continué à travailler là-bas et à rater ses métros. Un nouveau coup d’œil à son portable : 2h10. Il se lève. Il n'a pas encore payé son loyer, ce mois-ci. Ses pieds lui serviront de taxi.
Elle est là depuis une dizaine de minutes. Assise sur un banc de l'autre côté de la chaussée, elle regarde les bulldozers avaler une à une les pierres du bâtiment. Elle passe dans cette rue tous les jours pour aller travailler. D'habitude, elle ne s'arrête jamais. Elle est tout le temps en retard. Aujourd'hui aussi. Ça faisait au moins cinq ans que le n°50 était condamné. Elle ne pensait pas qu'il disparaîtrait un jour, lui aussi. Elle se souvient des histoires que lui racontait sa mère, quand elle était petite. Blottie dans son lit-tente avec son frère, ils la regardaient convoquer pour eux les pirates les plus féroces et les princesses les plus aventurières. Puis maman refermait le livre, les embrassait tous les deux, branchait la veilleuse et sortait de leur chambre en chantonnant. Ils ne s'endormaient pas. Dès qu'elle était partie, ils se levaient et passaient des heures à revivre les aventures de leurs héros. En rentrant, elle les retrouvait souvent endormis sur le canapé du salon ou sous la table de la cuisine. Elle les recouchait, ne les grondait jamais. Parfois, elle leur racontait ses histoires à elle, et c'était encore mieux que les contes de fée. Il y avait des paillettes, des amours impossibles entre l'homme-femme et la femme encore enfant, et puis il y avait eux aussi, et plein de musique, des lapins surgissant de chapeaux, des rubans interminables et des flammes se transformant en colombes.
Un pigeon vient se poser à côté d'elle. C'est mieux que rien. En face, les murs s'écroulent un à un. Sur la façade, la pancarte « Le Cabaret sauvage » se détache et tombe parmi les gravats.
- Clara Dupont
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