N°10 : Dispersion d'une Foule
MANUSCRIT N°10
La foule
Adulte
DISPERSION D’UNE FOULE
Est de la Pologne, Juin 1905.
Ce vendredi soir, juste avant de passer à table, David, l’oncle de Chaïm le prend à part. Il lui dit :
« Demain, est un jour important. Tu le sais, certainement, depuis janvier dernier, tout l’empire russe, horrifié par le massacre du rassemblement qui portait les revendications du peuple à Petrograd en janvier dernier, est secoué par des révoltes de toutes sortes. Ton oncle Mordekhaï et moi même avons le projet de participer à la manifestation du Parti ouvrier social-démocrate russe qui aura lieu demain après midi avec nos enfants. Toi, tu es le plus jeune de tous. Mais tu es grand, désormais. Tu gagnes, maintenant, ta substance par toi même. Veux tu participer à ce rassemblement destiné à nous libérer ainsi que nos semblables, ouvriers, du joug du Tsar qui, après avoir envahi la Pologne, la domine ? »
« Mais qui est ce Tsar ? » demande Chaïm.
« Même si tu ne le connais pas, tu subis les conséquences de ses décisions, puisque c’est lui qui a ordonné de nous obliger avec, si nécessaire, l’intervention de sa police, à chanter l’Hymne impérial, à la synagogue, avant de commencer les prières, le samedi matin. C’est lui aussi, avec sa police, qui inspire où laisse faire tous les pogroms qui accablent nos semblables. C’est lui qui décide de nous imposer de payer tous ces impôts qui nous rendent si pauvres pour qu’il puisse dépenser cet argent à faire la guerre aux ouvriers japonais qui ne nous ont pourtant rien fait.»
Chaïm est un orphelin âgé de dix ans. Son père est décédé lorsqu’il avait quatre ans et sa mère lorsqu’il en avait huit. Il a été recueilli par les deux frères de sa mère. Ce sont des ouvriers typographes. Les typographes, sachant lire et écrire, souvent en plusieurs langues, sont considérés, par leurs congénères ouvriers et se considèrent comme une élite. Néanmoins, leurs moyens financiers sont très limités. Ayant déjà la charge de leurs propres enfants, ils sont contraints de demander à Chaïm de gagner sa vie en travaillant, en apprentissage, chez un confiseur chocolatier de leur ville. Pour justifier le choix de cette profession, ils expliquent à Chaïm qu’ainsi il ne mourra jamais de faim puisque, dans cet endroit, il pourra toujours se nourrir du sucre dont on a besoin pour la fabrication du chocolat. La semaine terminée, tous les vendredis soir, il revient chez ses oncles, en alternance, pour passer la journée du samedi. Ce vendredi, il est accueilli par l’oncle David.
Chaïm réfléchit quelques secondes à la proposition de manifester de son oncle puis, dit, fièrement :
« C’est entendu, je veux lutter contre ce Tsar si injuste. Je viendrai demain après-midi à la manifestation. »
Le rassemblement est prévu pour 15 heures sur l’un des côtés de la Place où débouche la rue principale de la ville avec le projet d’aller porter la protestation vers le bâtiment où siègent les autorités locales, situé à l’autre bout de cette grande place dont la plus grande dimension dépasse les cinq cent mètres.
David, Mordekhaï et leurs enfants, avec, parmi eux, leur neveu, Chaïm, parviennent sur la place vers quatorze heures trente. Quelque deux cent à trois cent personnes sont déjà réunies. Ils s’approchent.
On voit de loin, les couleurs de ce début de rassemblement. D’abord les pancartes et calicots avec leurs inscriptions revendicatives. Puis, les habits des femmes qui ont eu à coeur de se montrer avec leurs plus beaux atours, leurs châles multicolores verts, rouges et jaunes.
On se mêle aux différents groupes. On salue les amis et connaissances. On se félicite mutuellement de la participation des uns et des autres en exprimant l’espoir que la foule qui sera finalement réunie soit encore bien plus importante. Des vendeurs de journaux circulent d’un groupe à l’autre pour proposer leur littérature révolutionnaire.
Arrive quinze heures, le moment où le cortège aurait du commencer sa marche. Mais les initiateurs décident d’attendre un peu que les derniers participants, même un peu en retard puissent arriver.
Quelque minutes plus tard, on entend des bruits métalliques sourds, puis de plus en plus clairs, se
rapprocher de la place. On finit par voir déboucher d’une rue adjacente à la place, des cavaliers, sabres aux côtés et casques rutilants sur la tête avec des uniformes bleus revêtus de broderies rouges, des bottes brillantes et de massifs étriers. Ce n’est pas le corps de police habituel des autorités locales. C’est la gendarmerie montée du Tsar. Les cavaliers se rangent tranquillement devant le bâtiment des autorités.
Et cette tranquillité fait que cet alignement est perçu comme interminable.
Parmi les manifestants, tout le monde s’interroge : qu’est ce que cela signifie ? Mais cette question ne s’exprime pas : chacun la garde en tête. De nouveaux arrivants se mêlent aux anciens mais tous restent silencieux. Il fait un grand soleil et une température d’au moins trente degrés. Pourtant, les gouttes de transpiration que Chaïm sent couler dans son dos sont froides. La tension est extrême.
Au bout de quelques minutes pendant lesquelles les gendarmes demeurent immobiles, un cri, à la fois rauque et atténué, se fait entendre. On voit les gendarmes dégainer leurs sabres alors que les manifestants perçoivent un bruit sifflant sinistre provenant du frottement des sabres contre leurs fourreaux respectifs. Une très longue demi-minute s’écoule encore. Les sabres dégainés, face au soleil qui se reflète sur eux, forment une masse blanche éblouissante. Puis, un second cri rauque retentit. Les gendarmes dressent leurs armes vers l’avant de leurs chevaux. Immédiatement après, un troisième ordre bref, les cavaliers commencent à charger les quelque cinq cent manifestants rassemblés. Pendant que les cavaliers s’élancent, c’est tout à coup la panique parmi la foule. Certains veulent s’enfuir par la rue principale. C’est impossible : elle est barrée par une ligne d’autres gendarmes. Des mouvements incontrôlés agitent la foule de toute part. Les cavaliers s’approchent à toute allure. Dans la bousculade, des manifestants tombent les uns sur les autres. C’est le cas de Chaïm qui s’affale sur son oncle Mordekhaï puis glisse sur le pavé. Chaïm entend le martèlement des sabots des chevaux tout proche. L’un de ces chevaux, dans son galop fait claquer l’un de ses sabots, sur le sol, à quelques centimètres du crâne de Chaïm. C’est à ces quelques centimètres de distance que Chaïm doit de ne pas avoir sa boîte crânienne éclatée et, ainsi, de survivre.
Chaîm se relève. Autour de lui, plus d’un manifestant a été blessé. Une énorme clameur aigue de protestation monte de la foule. De sa vie entière, Chaïm n’oubliera plus jamais, cette journée.
- Jacques Lewkowicz
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