N15: Nuage Vert

MANUSCRIT N°15
La Foule
Adulte

NUAGE VERT


Je n’en peux plus de battre des bras, perdu au milieu de cette foule vrombissante. Depuis cette petite étincelle qui m’a donné la conscience d’être, de vivre, de percevoir ce qui m’entoure, je ne fais qu’imiter les mouvements de mes voisins. Je bas des bras et je me fatigue. Je suis, mais n’ai aucune intention, aucun projet, hormis ceux du groupe. Notre finalité me semble être de dessiner de grandes arabesques tridimensionnelles dans le ciel en laissant le vent choisir la direction de notre déplacement. Je ne suis qu’un, tout petit, au milieu de cette multitude qui m’entoure, me porte, me transporte. J’ai vu tout-à-l ’heure, quand le hasard m’a placé en bordure de la nuée qu’il existait au-dessus de nous une immensité bleue où brillait une boule chaude, et en dessous une immensité ocre parsemée d’ilots verts, qui semble nous attendre. Je suis fatigué, mes bras battent douloureusement, je ne suis qu’un parmi des milliards, mais je continue, je suis fier de contribuer aux dessins que nous griffonnons, au dessein qui nous anime. Je suis épuisé, mais je nous sais forts, invincibles. J’ai faim, nos enfants dont j’ai maintenant conscience, ont faim, nous avons tous faim. Soudain, comme mes congénères, je replie mes bras et nous tombons, attirés par le sol ! Tel un missile, notre nuage s’abat, appâté par la nourriture qui a été disposée là pour nous. Par qui ? Peu importe ! Nous sommes désormais accrochés aux herbes, aux plantes, aux feuilles, et nous rassasions, nous nous gavons de feuilles de thé, d’eucalyptus, nous dépouillons arbres et arbustes de leur délicieuses offrandes et ne laissons à notre envol qu’inutiles squelettes. Fort de cette énergie, nous copulons, je dirais plutôt, la plupart des autres copulent, moi je ne sais pourquoi, je fais partie de la minorité à qui cela n’est pas permis. Qu’importe ! Dans quelque temps notre nombre aura doublé, nous serons plus nombreux, plus forts, éternels. Enivrée par la satiété et l’orgasme partagé, la foule qui m’entoure semble dans un état de béatitude qui m’est interdit, les individus tournent en rond au sein d’une boule immense. Ma lucidité s’accroit et que j’accède soudainement à un niveau de conscience supérieur. Je sais maintenant que je ne suis pas comme les autres et que nous sommes quelques-uns, une infime minorité, à être ainsi, différents. Profitant de l’ivresse ne nos congénères, c’est nous qui désormais imprimons à la communauté cette volonté collective de dessiner des arabesques, celle aussi d’aller dans telle ou telle direction. Je réalise qu’en fait, ma conscience ne m’appartient pas vraiment, quelqu’un ailleurs, capte mes perceptions, impulse mes intentions, pense à ma place, s’est immergé à travers moi dans cet essaim géant. Je ne suis pas fait du même matériau que mes voisins, je ne suis pas totalement réel. Je suis une machine de quelques centimètres, dotée d’une Intelligence Artificielle connectée à l’intelligence d’un Dieu, un humain, ma conscience n’est qu’une émanation de la Sienne, qui progressivement, prend maintenant totalement possession de moi. Mes pensées et les Siennes se confondent désormais. Nous allons réussir ! Son cerveau, notre cerveau, vient de me donner l’ordre ainsi qu’à quelques milliers d’autres mini-drones d’impulser au nuage de criquets, l’envie irrésistible de quitter le Kenya, de survoler la Somalie, de voler jusqu’à épuisement vers le soleil levant et de plonger vers la mer pour gouter au plancton qui est paraît-il, merveilleusement doux, afin se gaver encore et encore avant de copuler frénétiquement une dernière fois et disparaître dans les abysses océanes.
- Philippe Clavel

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