N90: L'enfant des Pentes
MANUSCRIT N°90
Récits et aventures d'un confiné
Adulte
3ème PRIX
LAURÉAT
LAURÉAT
L'ENFANT DES PENTES
Ivan était un enfant des Pentes, né rue Burdeau,
où il demeura tout le temps de son existence - humaine.
Nous nous étions immédiatement adoptés, à mon arrivée
dans le quartier. Je t’aime bien me disait-il parce que tu
as des airs de volatile - ce que justifiait mon allure
dégingandé mes longues jambes et mon port de tête
altier. Ah, les petits oiseaux me disait-il ces envoyés du
ciel descendus ravir nos oreilles pour nous faire monter
jusqu’aux portes du Paradis. C’était sa religion à lui, les
oiseaux. Le culte d’un Dieu étrange pourvu d’un bec
enveloppant le monde sous ses ailes. Il se plaignait
souvent de ce que le vacarme des voitures et la rumeur
des badauds occultaient ces chants qui faisaient toute sa
joie. Aussi, l’annonce du confinement fut pour lui
l’occasion d’un profond ravissement. Enfin ses chers
amis ses sœurs ses frères les oiseaux allaient se faire
entendre. Et il pourrait leur répondre, en sifflant depuis
sa fenêtre. Ivan, mon cher ami ornithophile et
misanthrope, allait pouvoir profiter de la cessation des
mouvements humains pour laisser s’épanouir son amour
immodéré pour toutes les bêtes volantes. Écoute me
disait-il comme ils sont gracieux, regarde comme ils
jouent avec la gravité, comme ils sont légers, légers et
doux comme des agneaux. Les oiseaux, l’innocence
même. Il aimait à me parler des hirondelles - de rochers
de rivage et de fenêtre, des milans noirs, des pipits des
arbres, des rossignols philomèle, des rouge-queue à front
blanc et des autres, des bergeronnettes et des moineaux
— toutes les espèces ayant peuplé en imagination son
enfance. Mais l’espèce à laquelle il se sentait le plus lié
et qu’il avait le mieux connu, lui le plus humble des
hommes, c’était les pigeons. Les pigeons me disait-il ces
oiseaux mendiants, ces volatiles honnis, ces bêtes
merveilleuses qu’on dit pourtant sales et viles, ces
clochards ingrats qui osent chier sur ces « pauvres »
citadins qui l’ont pourtant bien cherché - à les haïr et à
leur refuser le plus souvent l’aumône.
Avant de vous raconter l’histoire tout à fait
stupéfiante qui m’a fait prendre la plume, et afin que
vous ne la trouviez pas tout à fait absurde, il faut que je
vous en dise un peu plus sur Ivan, mon cher frère, mon
tendre ami. Je n’ai jamais su quel âge il avait. Je savais
simplement qu’à l’époque où ces mesures de
confinement qui bouleversèrent profondément sa vie
furent prononcées, il était en âge de travailler - je veux
dire d’occuper un emploi. Mais il était évident qu’il
n’avait pour cela aucune disposition, étant trop poète,
trop lunaire, déjà flottant à la surface du monde un peu
au-dessus des hommes, détaché de ce qu’on appelle les
contingences matérielles. Il lisait me disait-il beaucoup
et il est vrai qu’il semait dans la conversation souvent
implicites des références littéraires prélevées dans un
panthéon personnel qui me paraissait particulièrement
vaste, et éclectique. Il vivait pour ainsi dire entre les
oiseaux et les lettres - ce qui faisait à mes yeux tout son
charme, étant moi-même ornithophile et bibliophage.
Pour ce qui est des relations humains, et pour en avoir
parlé dans le quartier avec de nombreux voisins, il était
parfaitement inapte ou presque à les entretenir. On
s’étonnait d’ailleurs de le voir me parler autant, de le
voir à vrai dire simplement me parler. La communication
n’était pas son affaire - ou seulement d’une espèce à
l’autre. C’est qu’Ivan m’adressant la parole me parlait
comme à un oiseau.
Pour vous donner un exemple de l’union
charmante de son ornithophilie et de sa bibliophagie, je
pourrais vous raconter cette fois où il me permit de
guérir de crises de panique terribles qui m’écrasaient
alors la poitrine quotidiennement. Il commença par me
citer un de ses alliés substantiels comme il appelait ses
auteurs chéris, élus - John Cowper Powys. « Chacun de
nous, je présume, a connu de ces moments de folie
mauvaise, où la souffrance noue le cerveau, l’enserrant
comme dans un bandeau de fer. A de tels moments, nous
ne possédons plus la faculté de nous perdre dans notre
contemplation du « non-moi ». Or seule cette
contemplation permet d’accéder à l’équilibre mental et
au bonheur ». Quand ça ne va pas, me disait-il, regarde
les oiseaux voler, va chercher dans le ciel un oiseau et
fixe ton attention sur ton vol. Les oiseaux tu le sais bien
c’est l’altérité même, le non-moi absolu, le lieu où tu
peux te perdre. Et ces mots agirent comme une
bénédiction, une espèce de remède miracle dont je
préserve précieusement le souvenir au cas où ces crises
viendraient à me reprendre.
Dans les premiers jours du confinement, Ivan
passait sa journée dehors à éviter les patrouilleurs de la
nationale qui arpentaient les pentes et à chercher la
compagnie de ses oiseaux chéris. Un jour que j’étais
sorti m’aérer un peu, je le rencontrai tenant dans ses
mains très délicatement un pigeon en piteux état. Je l’ai
me dit-il trouvé un peu plus haut, à côté de l’esplanade.
Je pense qu’il est encore possible de le sauver. Je
l’accompagnai chez lui, où nous fabriquions un nid de
fortune pour l’oiseau malade. Ivan prépara ensuite une
espèce de mixture avec du pain de mie et du lait, se saisit
d’une pipette qu’il dénicha au fond de ses affaires de
toilette, et nourrit notre ami pigeon. Cela dura peut-être
une semaine, de soins intensifs. A sa manière Ivan était
monté au front. Chaque jour notre ami semblait se porter
un peu mieux. Il se remplumait à vue d’oeil. Vint un jour
où il sembla en état de voler. Ivan était ému aux larmes
et moi aussi à vrai dire. Ce fut un moment d’intense
communion. Je le regardais comme un de ces justes
ignorés - ces justes sans qui le monde s’écroulerait et qui
œuvrent secrètement au milieu des foules. Nous nous
apprêtions à relâcher notre frère pigeon quand Ivan,
saisit par une de ces idées farfelues qu’il avait souvent,
se mit en tête de le baptiser. N’étant pas initié à ce genre
de rituels je me contentai de répéter ses gestes et de
l’observer avec un stupeur mêlée d’une immense
tendresse. Le baptême s’acheva une fois l’oiseau plongé
tout entier dans une bassine d’eau avec l’acte de
nomination, dont il m’apprit que c’était le moment le
plus important du sacrement. Il le nomma Zébédée - nom
biblique qu’il avait trouvé dans je ne sais pas quel livre
du Livre. Laissant ensuite Zébédée prendre son envol, il
l’exhorta et je le cite au mot près à « chier sur tous ces
bourgeois cyniques qui empêchent tes frères et sœurs de
vivre librement ».
A la suite de cet épisode, son comportement
changea brusquement. Quand nous nous rencontrions, il
ne me parlait plus ou presque. Il semblait avoir perdu la
parole - et gagné en échange le don de roucouler. Aussi,
sa démarche se transforma sensiblement. Il semblait
s’alourdir, et chacun de ses pas s’accompagnait
désormais d’un mouvement de balancement de la tête.
Aussi, il se mit à avoir des comportements étranges. Il
mendiait non pas la main tendue mais roucoulant devant
les boulangeries du quartier, il fuyait pour ainsi dire à
tire-d’aile quand un humain s’approchait trop près, et -
ce qui lui coûta quelques ennuis judiciaires - il chiait sur
les passants qui avait le malheur de passer sous ses
fenêtres. A ne fréquenter que des pigeons il avait fini par
en devenir un lui-même. Et cela, me dis-je, par amour.
La dernière fois que je le vis, nous marchions côte
à côte tout près de chez lui, ou plutôt je marchais à ses
côtés tandis qu’il furetait pour dénicher une miette de
pain ou je ne sais quel graine sur le trottoir. Une voiture
s’arrêta près de nous, dont sortirent deux flic de la
nationale - à en croire le brassard orange dont ils se
ceignirent le bras en avançant vers nous - s’apprêtant
certainement à nous enjoindre de justifier notre présence
ici, dehors, par ces temps de confinement. C’est alors
qu’Ivan prit je ne sais à vrai dire comment son envol,
s’élevant jusqu’au dessus de nos têtes et, lâchant une
fiente vengeresse sur le crâne des forces désarmées par la
situation de l’ordre, partit rejoindre je ne sais où ces
frères et sœurs pigeons qu’il chérissait tant.
Je ne le revis jamais. Chaque jour son visage me
revient en mémoire. Je me dis qu’il est parti, ce cher
Ivan, rejoindre Zébédée - pour vivre la vraie qui, on le
sait bien, est absente - pour nous autres humains.
- Ferdinand Bigard
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