N88: L'effet flamant rose

MANUSCRIT N°88
C'était le lendemain de...
Adulte

L'EFFET FLAMANT ROSE

C’était le lendemain de ce matin-là. Le soleil filtrait à travers les rideaux. Il était 8h06 et je m’apprêtais à devenir l’homme le plus jaloux du confinement.

Ce matin-là : 

A 8h06 précises. Depuis mon balcon, j’avais la plus belle luminosité de ma journée de confiné. Blotti dans mon peignoir flamand rose favori, mon regard parcourt les fenêtres de la rue.

Une fille sort de la chambre du voisin d’en face. 
C’est Aude. 
Je la reconnais immédiatement ; ce vis-à-vis ne trompe pas. 
J’aurais pu reconnaître la marque de son t-shirt. 
Elle enfile une veste, quitte l’appartement, descend l’escalier et je la vois apparaître dans la rue déserte.

Je cris : 
- Aude ! Aude se retourne. Elle me reconnait. Ouvre des yeux ronds. 
- Aude, mais c’est bien toi ? 

Deux ans plus tôt. Le matin, dans mon ancien appartement. 
Aude avait ouvert la fenêtre pour laisser entrer la lumière matinale et ses cheveux valsaient au vent. Inspiré par sa présence, je paradais dans mon peignoir et dissertais, un café à la main, : 
- Tu sais, j’avais fait des photos pour une conférence sur la grenouille des bois. Quand l’hiver arrive, elle peut résister à des températures jusqu’à -2 degrés. Elle laisse geler ses organes externes, sa peau disons, et ses organes vitaux restent à température normale. Tu te rends compte? Jamais j’aurais cru que ce soit possible.

J’avais rencontré Aude la veille. Elle assistait à une conférence sur les maladies tropicales à la bibliothèque centrale de l’Université Scientifique. J’étais mission pour prendre des photos du comité scientifique. Un article dans Science et Vie allait sortir. J’étais arrivé en retard. J’avais oublié ma batterie de rechange. Je devais réussir des clichés en quelques prises et l’éclairage de l’auditorium était sinistre. Après quelques essais, je m’assois en bout de rang pour voir le résultat. Rien d’exploitable ou difficilement. Je râle. « Vous ne vous en sortez pas si mal. » me dit Aude amusée par mon désarroi. « Gardez au moins celle-ci, il esquisse presque un sourire ». Le comité scientifique était composé des personnages les plus hirsutes dont j’avais pu tirer le portrait. On me demandait de rendre « une image jeune et dynamique » de l’équipe. Désespoir.
Une vieille folle venait clore cette fabuleuse conférence, annonçant la prochaine, dédiée à l’évolution des rituels de séductions chez les chimpanzés. Nous avions beaucoup ri. Aude ne semblait pas pressée de rentrer chez elle. Je l’ai invitée chez moi. Une nuit dénuée d’érotisme, qui n’en était pas moins la plus agréable depuis longtemps.

- … Son corps devient tout dure, elle gèle en fait. Mais ses organes continuent de fonctionner. Elle hiberne. 
- Jean, je dois filer, tu me retrouves ce soir sur la péniche ? 
- Evidemment ! 20h ? 
- Entendu ! A ce soir. Aude s’en va. 

Ce matin-là . 
Troisième jour de confinement. Aude est infirmière. Elle s’apprête à vivre un printemps marathonien. Elle a choisi de passer cette période chez son frère. Une cuisinier au chômage technique, le pauvre s’était-elle dit. C’est trop triste, il lui faut une hôte à sa table… 
Ce matin-là, elle descend prendre son bus pour se rendre à l’hôpital quand elle entend : 

- Aude ! 
Elle se retourne. Aude le reconnait.. Jean. Elle se remémore.

Deux ans plus tôt, elle était en formation médecine tropicale à l’Université. Elle s’était passionnée pour les conférences organisées par les « Mardis des Sciences ». Peu importait le thème ou presque. Elle y allait à l’aveuglette et écoutait des chercheurs sur des sujets improbable. Souvent exotiques. Elle n’y voyait que des étudiants douteux et des retraités fous. C’était là qu’elle avant rencontré Jean. Il faisait des photos pour l’Université et s’était assis près de elle, au bout du rang. Il était arrivé en retard. Il avait oublié sa batterie. Il semblait très étourdi et pestait contre le conférencier dont il n’arrivait jamais à obtenir un profil de 3/4 convenable. Ils ne s’étaient pas quittés avant le lendemain matin. 

Elle lui avait donné rendez-vous sur la péniche, le soir même. 
Elle sortait le cœur léger pour rejoindre sa formation.

Quelques instants après son départ, le téléphone de Jean sonne et le sort de sa rêverie. 
C’est Marc. 

- Salut Marc 
- Jean, J’arrive. Je vais être un peu en retard. 
- On a rendez-vous ? 
- On part pour San Martin des Andes, Jean. 
- Mais San Martin c’est jeudi prochain ! 
- Tu planes Jean ? C’est cet après-midi l’avion. 16h

Le reportage. Aujourd’hui…. Aude. Je n’ai pas son numéro. Je pars pour quatre mois. 

Jean n’était jamais venu sur la péniche.

Aude aurait tout fait pour le retrouver. Elle aurait gravi l’Everest, harcelé ses voisins, tué femmes et enfants, parcouru toutes les rues de tous les arrondissements, tapiné dans les bars les plus crasseux, appelé toutes les agences photos de la ville. Pactisé avec le diable.
Jean et son peignoir flamant rose lui avaient tapé dans l’oeil. 
Elle était revenue sonner chez lui tous les jours ou presque. 
Il n’a jamais ouvert. 
Ses volets étaient clos. 
Il s’était volatilisé.  

Elle était retournée à toutes les conférences. Même celle sur les chimpanzés. Elle avait écouté les chercheurs les plus allumés. Les retraités lui faisaient de l’oeil. 
Ça devenait glauque. Elle avait fini par arrêter. Elle partais en stage quelques mois plus tard en Afrique dans le cadre de sa formation en médecin tropicale. A son retour Jean n’était toujours pas sorti de son esprit. Désormais, d’autres personnes occupaient son balcon. Il avait déménagé. Elle avait abandonné…

- Toi ? 
- Aude, j’espérais tellement te revoir ! 
- Jean mais tu délires ! Tu as disparu ! Tu n’es jamais venu sur la péniche. J’ai frappé chez toi pendant des mois. J’ai sonné tous les jours. Je t’ai cherché partout ! Jusqu’à ce que je parte en stage j’ai espéré te revoir. J’ai sillonné toutes les rues. J’ai cherché ton numéro dans toutes les agences de photo, je t’ai guetté dans toutes les conférences. Toutes ! Je n’en ai raté aucune. J’ai même été à celle sur les chimpanzés, Jean. Nous étions trois dans le public. Ce soir-là j’ai décidé que je ne te chercherais plus. 
- Je… je n’ai pas pu venir, Aude. Je partais pour les Andes. Je m’étais trompé. J’étais furieux, je m’en suis voulu, je n’avais pas ton numéro, impossible de te joindre. 
- Tu t’es volatilisé ! 
- Je partais quatre mois ! 
- Peu importe. Et puis toute la rue nous observe ; cette situation est très inconfortable !

En effet. Les voisins commençaient à sortir sur leurs balcons. Certains suivaient nos échanges avec intérêt, un café à la main. J’étais moi-même dans mon plus beau peignoir. Notre histoire se transformait en théâtre de rue.

- Aude écoute, monte, viens prendre un café. 
- Mais ça ne va pas Jean, tu es confiné ! Je suis infirmière ! Je travaille en hôpital et tu es peut-être contagieux. Hors de question que j’approche même de ton balcon, un postillon pourrait être fatal pour les trente patients de mon service, les quinze médecins, les vingt-trois aide-soignantes et les dix autres infirmiers. 
- D’accord. Mais alors, laisse-moi le tien, ne pars pas comme ça ! 
- A bientôt Jean !

Le bus est arrivé, elle a disparu… 

A bientôt ? La voir sortir de la chambre du voisin d’en face tous les matins ? Je m’apprêtais à devenir l’homme le plus jaloux du confinement…

- Estelle Joly

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