N73: C'était le lendemain de ce matin là

MANUSCRIT N°73
C'était le lendemain de...
Adulte

C’ÉTAIT LE LENDEMAIN DE CE MATIN LA

C’était le lendemain de ce matin-là ; le soleil se levait à peine. Je percevais la lumière à travers mes paupières closes, je la sentais s’insinuer doucement en moi, irradiant une à une les parties de mon corps. J’entendais le vent dans les feuilles et le cri amer des corneilles. Tout. Tout plutôt que...

Bouger était impensable, penser était impossible. Se concentrer sur ces choses infimes. Ecouter, respirer, sentir. Ecouter. Respirer. Sentir

Maintenant, ouvrir les yeux, se lever, tirer le rideau. Observer. Laisser la vie des autres, des choses, venir à moi. Me gorger de cet élan vital, autant que possible, quitte à le vomir aussi. Ne pas oublier qui j’étais, se rappeler qui je suis. Les larmes roulent une à une sur mes joues, sans moi. Elles débordent déjà. Respire ! concentre-toi ! arrête !Je renifle bruyamment, surprise par ce corps qui parle. Trahison positive. On n’apprend pas à contenir sa chair, on se contente d’enfermer l’esprit et de garder les liens bien serrés. Alors ça déborde, ça dégouline et c’est laid. Un tas d’immondices. Le monde intérieur finit toujours par rejaillir, quoi qu’on en dise. Et je n’échappe pas à la règle. On peut essayer de lutter, oui, mais ça gronde tant que ça ne sort pas. Déjà le lendemain de ce matin-là. Le temps se délite. Mon temps à moi n’a plus de sens ni d’horizon ni d’éclat ni de couleur ni de limite ni de but. Mon temps à moi devient noir blanc raide dur. Mon temps à moi n’est plus mais sera toujours. Mon temps à moi ne gronde plus. Ma chair à moi bouillonne hurle peste. Ma tête à moi fuit court ferme enferme nie. Et moi je suis. Et elle est. Grande grasse belle. Petite osseuse vieille.

Personne.

Avant, chaque jour était un combat que je menais fièrement. J’ai toujours pensé que la vie n’était que ce qu’on en faisait et que rien ne pouvait arrêter ça, tant qu’on le décidait. Je croyais en des choses pures et absolues et que tout était surmontable. La vie était pour moi un diamant brut et moi seule pouvait la sculpter. Moi seule pouvait pardonner ou haïr. Pourquoi a-t-il fallu que ça change ? Comme si je devenais du jour au lendemain étrangère à tout ce sur quoi je m’étais construite. Le terme psychologique c’est « décompenser », m’a dit Léa. Je décompense. Je sombre, quoi. Toute seule comme une idiote. Face à ma fenêtre, je décompense. J’aime ce lieu, ces odeurs, ces bruits. Mais depuis mardi, plus rien. Depuis hier, rien. C’est ça, c’est une trahison. De moi à mon autre moi. J’ai la sensation que la porte qui sépare normalement la vie de la survie a explosé d’un coup, et que je ne sais plus comment faire ni l’un ni l’autre. J’ai vingt-huit ans et je ne sais plus comment vivre. Du moins, je ne veux plus savoir comment ça marche. Je ne veux pas mourir. Mais je n’ai plus franchement envie de vivre. 

Le soleil a gagné du terrain, je suis là depuis longtemps déjà. La journée va être magnifique. Et ce constat est pour moi d’une violence inouïe. Je refuse que la vie continue autour de moi alors que j’en suis incapable. Balou se faufile entre mes jambes et ces miaulements me ramènent un temps soit peu à la réalité du monde. Se nourrir et nourrir le chat. C’est un début. Je sillonne l’appartement froid jusqu’à la cuisine, remplis la gamelle du chat puis la mienne. Changer de pièce. Salon. Canapé. L’avidité avec laquelle je mange m’arrache un sourire. Etat de survie, donc. Survie.

Le téléphone sonne. Il sonne encore. Répondeur. 
Survie. 
Le téléphone sonne. 

Je me lève, bien décidée à l’éteindre complètement. L’écran affiche Léa. J’hésite. Je réponds. Le flot continu de parole de mon amie me semble vertigineux. Le malaise, sûrement. Elle veut passer me voir, mais ne veut pas déranger. Elle veut m’inviter à dîner, mais a peur d’être lourde. Elle parle de Maël, de son père et d’elle. Elle n’ose pas me demander comment je vais, alors elle prend des nouvelles de Balou. Il va bien, oui, il vient de manger, oui, il a dormi avec moi. Un peu. Elle dit quelque chose comme J’ai confiance en toi, tu es forte. Ça va aller. Elle dit que je peux l’appeler à n’importe quelle heure ou venir m’installer chez elle quelque temps. Elle dit qu’elle sera toujours là pour moi. Elle se tait. Enfin. Je l’entends reprendre son souffle dans le combiné. Je devine la tête qu’elle fait à ce moment là et ma lèvre supérieure se soulève en un léger sourire. Et de deux. Elle dit qu’elle m’embrasse très fort et elle raccroche.

Silence dans l’appartement. Silence total. Vide et blanc. 

J’ai dit à Léa que ma mère avait été retrouvée morte chez elle mardi. Je lui ai dit aussi que je ne voulais pas en parler, que c’était trop douloureux. Quand Léa m’a demandé ce qui s’était passé, je lui ai dit qu’elle s’était étouffée dans son oreiller, comme un nourrisson, dans son sommeil. Ma mère avait une aide respiratoire depuis des années. Un dysfonctionnement technique pouvait la tuer à tout moment. C’est une machine compliquée, délicate et capricieuse. Léa le savait. C’est une amie délicate, simple et raisonnable. Elle n’a pas posé de questions.

Silence dans l’appartement. Vide et blanc. Le chat miaule.

Je retourne dans la cuisine, mets en route la cafetière. Regarder le liquide chaud et sombre couler m’a toujours fascinée. J’allume une cigarette et porte la tasse de café à ma bouche. Je respire. Je bois et me brûle la langue. Je fais exactement les mêmes gestes que ma mère dix ans plus tôt. Je ne supportais pas la voir faire ça. Surtout la première cigarette du matin, que ces poumons recrachaient dans un instinct de survie incroyable. Elle reniflait toujours après avoir toussé. Quand elle a su qu’elle avait un cancer, elle n’a pas voulu arrêter. Elle s’est toujours accrochée à sa misérable vie comme une tique. Et à la mienne aussi.

- Charlotte Allard

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