N65: C'était ce matin là

MANUSCRIT N°65
C'était le lendemain de...
Adulte
LAURÉAT

C’ÉTAIT CE MATIN LA

C’était le lendemain de ce matin là. Le soleil brillait, légèrement terni par de rares bandes nuageuses qui le voilaient timidement. Dans la cuisine poussiéreuse, au milieu des raies de lumière dorée, il jubilait. Il n’avait pas dormi depuis l’autre nuit et il tremblait non pas de fatigue mais d’extase. Désormais seul roi de son royaume il réfléchissait à toute vitesse au nombre d’opportunités qui s’offraient maintenant à lui. Son visage, si souvent inexpressif, était maintenant encadré par un large et rouge sourire.

Avant même l’annonce du confinement, il avait quitté la ville pour se rendre dans la vieille maison de campagne qu’il avait héritée de ses parents. Inhabitée depuis plus de quinze ans, il la trouva pleine de poussière, de briques et de tuiles cassées. Sans doute le fruit des aventures de quelques enfants du village, amusés de pouvoir s’aventurer dans une bâtisse abandonnée. Il n’y fit pas attention et se contenta de remettre en ordre ce qui pouvait l’être, laissant à plus tard le soin d’un ménage complet. Le soulagement au départ de la ville avait été si intense qu’il en avait pleuré. Il s’était dirigé vers le hameau dépeuplé avec un tel mélange de plaisir et de joie que son visage s’était déformé. Lui qui ne ressentait pratiquement rien avait fait la découverte à ce moment là d’une sensation animale, presque mystique. Il lui semblait qu’un sang nouveau coulait dans ses veines, qu’une force ancienne avait pris possession de sa chair, de ses muscles et de son esprit. Enfin il avait pu s’échapper de l’enfer dans lequel il évoluait depuis maintenant trop de temps. L’annonce officielle, deux jours après son arrivée, des mesures de confinement avait résonné en lui comme le glas triomphant de sa supériorité sur le reste du monde. Il avait arraché le masque imposé par ce théâtre hideux, et à la place avait décidé d’en porter un à sa mesure, un qui ne souffre d’aucune imperfection, d’aucune aspérité contraire à sa véritable nature. Celui de son propre visage. Lui qui avait toujours eu horreur des relations humaines, des biais qu’elles imposaient à sa propre pensée, à son être véritable, se révélait être ici véritablement libre. Les contrôles de respect du confinement étaient rares, pour ne pas dire inexistants. La population, très peu nombreuse, se terrait peureusement dans son chez soi misérable. Son chez soi, lui, c’était le monde débarrassé de ceux qui le peuplaient si bruyamment auparavant. Il avait le monde pour lui ! Son monde, son territoire, son terrain de chasse. 

L’air était doux. Le ciel sans ombres et plus aucun avion pour en gâcher la vue. Les arbres de son jardin étaient en fleurs. Un en particulier l’avait frappé par sa beauté. Un tulipier magnifique, au bas duquel les pétales tombés formaient un cercle presque parfait, d’un blanc éclatant, presque aveuglant. Après s’être régalé des nouvelles visions que lui offrait son domaine il sortit de chez lui, ivre de joie

Il n’avait désormais plus d’obligations professionnelles. Où plutôt faisait-il semblant de le croire. Il avait de toute façon, se disait-il, assez d’économie pour ne plus s’en préoccuper pendant un bon moment. Comme un enfant il prenait le temps entre ses mains pour le modeler à sa guise. Il avait veillé tard cette nuit là, s’endormant au petit matin. Il se coucherait sans doute aussi tard la nuit prochaine. Sur le paysage, qui se composait de grandes montagnes aux sommets enneigés où rampaient de larges forêts aux cimes émeraudes, des champs verts où poussaient de petites fleurs roses et violettes des petites maisons en pierres grises aux murs couverts de lierre, il posait désormais un regard neuf, vierge, semblant ne jamais se lasser de ces merveilles. Lui qui n’avait toujours connu que le morne visage de la ville, balafrée, souillée par des générations de fourmis humaines, semblait ici redécouvrir l’essence propre de la vie. De sa vie. Mon espace n’a pas de limites sinon celles de ma propre pensée, se disait-il furieusement. Mon règne est établi, celui de ma propre volonté. Durerait-il longtemps ? Personne, lui le dernier, n’aurait pu savoir à ce moment si l’épidémie durerait et pour combien de temps encore. Serait-il obligé de renoncer à son bonheur retrouvé pour retourner à la morne mascarade qu’il subissait depuis si longtemps ? Ou, au contraire, ce moment marquait-il le commencement d’une vie nouvelle, de sa vie d’animal, de sa vie de chasseur ? Ici, il était fantôme, une âme ancienne venue récupérer ce qui lui était due. Elle avait attendu si longtemps…. Cette âme, elle voulait le sang, les boyaux, les entrailles. Tout ce que la ville lui avait toujours refusé.

Quelques jours passèrent. Il avait désormais aménagé convenablement sa vieille demeure de pierre rouge. Celle se découpait sur deux larges étages. D’abord le rez-de-chaussée, donnant sur le jardin, au centre duquel se tenait une large cheminée en marbre noir et une jolie cuisine fonctionnelle. Venait ensuite le premier étage, qu’il avait fait centre de son nouveau repère. Une grande chambre aux murs un peu défraîchis, la peinture blanche s’écaillait sur tout le long et laissait entrevoir sous le mur ainsi découvert d’anciennes tapisseries démodées. La salle de bain était attenante, et il fut surpris de voir l’eau couler lorsqu’il ouvrit les robinets de la baignoire. Elle était froide. Il s’en contenterait pour l’instant. Il ne s’était pas douché depuis son arrivée, et repoussait chaque jour ce moment. Enfin, venait le deuxième étage. C’était la chambre de ses parents. Il n’y était toujours pas rentré, et il n’y rentrerait probablement jamais. L’ensemble formait un tout à son goût, encore un peu poussiéreux et froid certes, mais c’était chez lui. Son endroit intime, celui qui s’accordait au masque de chair qu’il portait maintenant fièrement. Celui qu’il s’était choisi.

Avant même l’annonce du confinement, il avait quitté la ville pour se rendre dans la vieille maison de campagne qu’il avait héritée de ses parents. Inhabitée depuis plus de quinze ans, il la trouva pleine de poussière, de briques et de tuiles cassées. Sans doute le fruit des aventures de quelques enfants du village, amusés de pouvoir s’aventurer dans une bâtisse abandonnée. Il n’y fit pas attention et se contenta de remettre en ordre ce qui pouvait l’être, laissant à plus tard le soin d’un ménage complet. Le soulagement au départ de la ville avait été si intense qu’il en avait pleuré. Il s’était dirigé vers le hameau dépeuplé avec un tel mélange de plaisir et de joie que son visage s’était déformé. Lui qui ne ressentait pratiquement rien avait fait la découverte à ce moment là d’une sensation animale, presque mystique. Il lui semblait qu’un sang nouveau coulait dans ses veines, qu’une force ancienne avait pris possession de sa chair, de ses muscles et de son esprit. Enfin il avait pu s’échapper de l’enfer dans lequel il évoluait depuis maintenant trop de temps. L’annonce officielle, deux jours après son arrivée, des mesures de confinement avait résonné en lui comme le glas triomphant de sa supériorité sur le reste du monde. Il avait arraché le masque imposé par ce théâtre hideux, et à la place avait décidé d’en porter un à sa mesure, un qui ne souffre d’aucune imperfection, d’aucune aspérité contraire à sa véritable nature. Celui de son propre visage. Lui qui avait toujours eu horreur des relations humaines, des biais qu’elles imposaient à sa propre pensée, à son être véritable, se révélait être ici véritablement libre. Les contrôles de respect du confinement étaient rares, pour ne pas dire inexistants. La population, très peu nombreuse, se terrait peureusement dans son chez soi misérable. Son chez soi, lui, c’était le monde débarrassé de ceux qui le peuplaient si bruyamment auparavant. Il avait le monde pour lui ! Son monde, son territoire, son terrain de chasse.

C’était mercredi. Deux semaines étaient passées, deux semaines à s’user les pieds chaque jour et chaque nuit sur les délicates rues pavées du village dont il se sentait maître à chaque instant un peu plus que le précédent. Il n’avait rencontré personne et ne souhaitait pas le faire pour l’instant. Mais aujourd’hui il y serait obligé. C’était le jour de marché, ils avaient encore lieux dans des périmètres autorisés, les gens se tenant à bonne distance les uns des autres, se regardant d’un air mi-effrayé mihaineux. Il les regardait passer, caché derrière les grandes fenêtres de sa chambre. Celui qui aurait levé les yeux à cet instant aurait pu jurer avoir vu un spectre blanc, aux grands yeux noirs, le regard fixe. Mais personne ne faisait plus attention à cette ancienne maison, oubliée par ses propriétaires depuis bien longtemps maintenant. Il regardait donc la petite foule de gens se presser sur la place pour repartir presque aussi vite, les bras chargé des provisions pour la semaine. Ces gens là, il les méprisait. Ces peureux. Ces lâches qui avaient oubliés depuis bien longtemps la véritable manière d’être et de vivre. Il n’en pouvait plus d’être mêlé à ces gens qu’il ne voulait plus considérer comme ses semblables. S’il regardait aussi attentivement c’est aussi parce qu’il fallait bien qu’il sorte à un moment. Ses réserves commençaient à s’amenuiser, il n’était toujours pas parti chasser et ne voulait surtout pas aller au centre commercial à moins d’y être véritablement obligé. Il était donc nécessaire pour lui de se rendre au marché en prenant soin d’y aller sur la fin, en essayant de croiser le moins de monde possible. Il prendrait juste la peine d’indiquer ses besoins aux commerçants d’une voix timide et caverneuse et d’esquisser un hochement de tête poli lorsque ceux-ci lui souhaiteraient une bonne journée.

C’est en revenant chez lui que l’incident eu lieu. Il marchait, profitant pleinement du contact de ses pieds nus sur le sol que le soleil avait chauffé toute la journée, quand il aperçut à quelques dizaines de mètres à peine une fine silhouette avancer en sa direction. Il ne pouvait l’éviter et ne chercha même pas à s’enfuir, comme il aurait pu le faire il y’à quelques années dans une pareille situation, et croisa naturellement le regard de la personne en face. Une jeune fille habillée de blanc, le visage à moitié caché par un masque de protection. Celle-ci soutint son regard. Elle lui demanda sans une once de méfiance ni de fausse gentillesse s’il se sentait bien. Il avait l’air bien pâle. Elle paraissait inquiète. Les grosses gouttes qui perlaient désormais sur son front attirèrent un peu plus son regard. N’en pouvant plus, il s’enfuit en courant. Il volait presque. 

Après cette affreuse rencontre il resta enfermé deux jours d’affilé, sans même sortir dans son jardin, qui ne donnait pourtant sur aucune maison du voisinage et où il était à l’abri de tout regard mauvais. Cette nuit il reprendrait le contrôle. Il irait se promener, nu, le corps entier recouvert d’une suie épaisse qui le rendrait aussi noir que la nuit. Il s’allongerait ensuite dans un champ, invisible, et dialoguerait avec les étoiles et la lune avant de s’endormir paisiblement, certain de sa force retrouvée et de sa supériorité sur son environnement et sur tous ceux qui le peuplaient. 

La nuit était douce, sans éclairage pour polluer le ciel de sa méchante lumière. Déambulant lentement et à pas feutré dans les petites rues sombres il prenait parfois le temps d’observer les fenêtres de quelques habitations, à l’intérieur desquelles se découpaient parfois des silhouettes inquiètes. Il se sentait être la menace latente, il le savait, il n’attendrait plus longtemps avant de passer à l’acte. Il chassa ces pensées d’un coup. Il n’était pas encore assez fort. Il lui faudrait être sûr de trouver la bonne proie, celle qui lui inspirerait assez de dégoût pour qu’il n’éprouve même pas une once de remord. Mais avait-il seulement déjà ressenti cela ? Il ne le savait pas, ne le saurait probablement jamais. Il était animal, et les animaux, pensait-il, ne ressentent ni joie ni colère, ni peine ni tourments. Il était le traceur implacable, la bête noire aux longues plumes de sang. Il était le milan noir, traçant des cercles dans les airs avant de fondre sur sa proie qui n’aurait rien vu venir. Il trouva enfin le champ adéquat, aux herbes longues et grasses. Il se lova en leur sein, parcourut de ses doigts fins les tiges immenses, s’amusant de se sentir à ce point vivant. Son cœur battait comme il n’avait jamais battu. Au loin les chiens hurlaient, les cloches de l’église sonnaient. Le vent caressait sa chevelure noire. Il le laissait parcourir sa peau, s’offrant à lui avec délice. Il savourait sa nuit, la sienne, il était le seul à la connaître vraiment, le seul à l’aimer assez pour oser la faire sienne. Tous ceux qui l’avaient oublié, tous ceux qui l’avaient salie, il faudrait les punir un jour. Un par un, jusqu'à qu’il ne reste que lui à pouvoir l’adorer. Il s’assoupit enfin et se réveilla en sursaut. Un rire. C’était un rire qu’il avait entendu. Non, pas un, plusieurs qui s’enchaînaient bruyamment. Ils lui parvenaient avec une telle violence qu’il se sentit défaillir. Ils résonnaient dans sa tête comme avant les voitures en ville, les paroles creuses des passants, les pleurs horribles des enfants et les remontrances agacées des parents. N’en pouvant plus il se leva et se dirigea à pas lent vers la source de ce bruit infernal. Il prit bien soin, lui, de n’en faire aucun. Il arriva enfin à l’orée de la place du village, toujours dans l’ombre, restant bien à l’écart de la lumière argent que projetait la lune. Ils étaient trois, assis au milieu, riant dont ne sait quelle bêtise, heureux d’être ensemble, bravant l’interdit d’une rencontre groupée. Il resta assis là un long moment, à les regarder, rageant de voir sa si précieuse nuit gâchée par l’inconvenance d’adolescents débiles. Son cœur se figea brutalement. N’était-ce pas là, la fille de l’autre fois ? Il ne l’avait pas tout de suite reconnue, elle ne portait pas son masque de protection et ses cheveux était détachés. Blonds et brillants, il avait maintenant la couleur de l’opale une fois plongés dans la lumière si particulière de la nuit de pleine lune. C’était elle. Il se figea. Il n’était pas encore prêt, mais cela commencerait ce soir. C’est le signe qu’il attendait. Il entendait encore ses mots tranchants, qu’il savait malhonnête, oh qu’il en était persuadé, celle là ne lui voudrait que du mal. Jamais personne ne s’était intéressé à lui. Sil elle avait paru si inquiète, c’est quelle avait peur. Comment ne pas avoir peur du maître de la nuit ? Ce soir, il lui donnerait raison.

Il attendit jusqu’au moment où les trois se séparèrent et la suivit. Elle semblait habiter sur les hauteurs du village, elle avait pris le chemin noir, longé par un bois sombre, dont les arbres aux longs doigts se montraient avides de vouloir la rattraper eux aussi. Il la suivait, légèrement en hauteur, caché par l’ombre dense du bois dans lequel il marchait doucement, absolument silencieux. Ses pieds nus s’enfonçant sans bruit dans le sol humide et spongieux, si doux. Le ciel était clair, si beau. Les étroites ramifications des branches formaient au dessus de lui une voûte macabre, repaire du désir brutal qui l’habitait. Sa chapelle, son église, sa cathédrale. Son dieu le féliciterait ce soir. Et l’autre, s’Il existait, ne serait que témoin impuissant du semblant d’ordre qu’il avait créé. Elle était si belle que c’en était presque dégoûtant. Sous sa peau argentée il voyait battre son cœur frais, il sentait pulser ses veines bleues, il sentait l’odeur de sa peur, légèrement musquée et acide. Il entendait son souffle fiévreux sortir avec difficulté de ses bronches délicates. Durant la traque elle se retourna plusieurs fois, paraissant deviner par on ne sait quel sens sa sombre présence. Avant même qu’elle ne le devine il vit le grand portail en fer qui annonçait son arrivée chez elle, le portail qui lui fournirai protection et salut. Son terrier misérable. Il ne supporterait pas de l’y voir retourner, pas après ce qu’elle lui avait fait subir, d’abord lors de la première rencontre puis plus tard, avec ses amis. Il la punirait d’un tel affront. Personne, plus jamais, ne gâcherait la nuit, sa nuit. Comme si elle avait entendu ses pensées elle se mit à trottiner puis à courir. A quelques pas seulement du portail elle fut projetée au sol par une masse hideuse, se brisant les côtes sur la surface rocailleuse. En venant s’écraser contre le sol, alourdit par le poids de la bête, ses vertèbres se disloquèrent elles aussi. La bête ne savait pas lesquelles ni combien, mais un grand nombre, elle en était certaine. Muette d’effroi et de douleur, elle ne put même pas crier avant qu’il n’allonge son bec froid vers sa gorge brûlante. Il déchira sa trachée, lacéra sa peau, se gorgeant du sang chaud qui lui coulait désormais sur tout le long du corps. La suie, le sang et sa transpiration formaient un ballet repoussant sur son corps monstrueux. Elle mourût peu après, dans un magnifique gargouillis. Le corps tendu et luisant, les poils sombres hérissés, il fouilla son ventre plat de ses doigts qu’il avait fait serres, griffes et pinces. Il se gava de sa chair, avalant goulûment tout ce qu’il pouvait arracher, s’aidant de ses crocs quand nécessaire. La lune, pleine et fière, disparut lentement derrière l’horizon décharné.

 Au petit matin, à l’endroit exact où la bête avait dévorée sa proie, il ne restait plus rien. Seule preuve de la sauvagerie de la bête, une rosée écarlate, brillant faiblement sous un soleil voilé. En haut, sous les nuages, volait un milan noir.

- Pierre Brouillon

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