N54: Journal
MANUSCRIT N°54
Récits et aventures d'un confiné
Adulte
JOURNAL
30 Mars : concours de nouvelles
Aujourd’hui le temps passe à une vitesse vertigineuse. La trotteuse est à l’heure d’été. Est-ce
que mes récits sont les aventures extraordinaires d’une confinée ? Cette question est le sujet
d’un concours de nouvelles. Ma sœur m’a gentiment insufflé l’idée de participer. Je fais le tri
dans mes écrits essayant de raboter les jours pour envoyer les six pages demandées à la
bonne police.
Depuis le confinement j’écris ce journal pour capturer mes émotions.
L’aventure sous nos toits se joue chaque jour dans ma tête.
En regardant le lac de Neuchâtel j’entends le chant des sirènes et heureuse comme Ulysse,
je voyage défiant les intempéries et le vent. Je n’ai pas vraiment envie d’élaguer mon arbre.
Je pourrais rajouter du pittoresque, remplacer mon thé par de l’alcool, inventer un vaccin,
chanter à mon balcon, faire parler ma cafetière…
Est-ce que ça serait extraordinaire si je capturais le chat du voisin ?
Je suis hélas cette madame Bovary qui fait sa balade quotidienne. J’ai le regret de vous
envoyer quelques-unes de mes nouvelles mais pas une nouvelle.
19 Mars : Princesse de Neuchâtel
Nous sommes des enfants prêts à exploser aux moindres frustrations. Je dirais même des
pantins tirés par la ficelle du parfait petit consommateur égoïste et tellement aveuglé par les
tâches quotidiennes. Quand nous relevons la tête, est ce qu’on peut mieux respirer et est-ce
qu’on se sent plus allégé ?
Aujourd’hui je me lève et prends le temps d’écrire, de me surprendre à bavarder dans ce
silence. Deux petits oiseaux viennent me saluer. J’ai l’intime conviction que de la haut il
m’encourage à aiguiser ma plume. Je m’envole soudain dans mon imaginaire.
Me voilà, princesse de Neuchâtel confinée dans mon château sans domestiques. Ces
derniers ont fui le vent empesté de miasmes incolores. Seul, mon fidèle chevalier Gabriel
reste loyal et totalement dévoué dans cette période sans lune. Il m’invective de rester au
chaud et de prendre un bol d’air sur le balcon de la tour du Saar. Gabriel part en croisade
contre le comte Coronavirus mais la bataille semble longue et cruelle. Il part à l’aventure,
protégé par son armure et ses gants en plastique. Parfois j’attends d’interminables minutes
qu’il rentre avec des provisions sans oublier de passer chez l’apothicaire. Je m’impatiente de
boire la cervoise fraîche de Neuchâtel.
Heureusement que je peux me reposer sur les épaules du chevalier Gabriel, homme de
raison. Moi, pour maîtriser ma nature impétueuse et enthousiaste, je m’impose un emploi
du temps digne d’une princesse des temps modernes. A L’heure où les précepteurs se sont
évaporés, je dois trouver une rigueur ascétique à ma journée. Ce sera écriture le matin,
pause méridienne de deux heures et ensuite balade en forêt avec le chevalier, poterie et
rêvasserie
21 Mars: Le vent est fâché
Il fonce sur mes fenêtres et fait craquer mon cœur vitré. Je rentre expressément la fleur. La
plante est déjà par terre.
En revenant de ma balade quotidienne, je pense à mes voisins. Est-ce que je vais sentir
l’odeur du goûter, d’un cookie ou d’un morceau de gâteau au chocolat. L’effluve viendrait
me rentre visite en passant sous ma porte et je bougerais mon nez comme un petit lapin
gourmand.
C’est quoi le confinement quand on souffre déjà de solitude ? Je pense à la petite vieille du
dessus avec ses gros chaussons. Il y a les invisibles de la vie courante, ceux qui restent à la
maison sans visites. Le ménage est fait depuis des mois et il y a si peu de vaisselle. La
solitude confine le cœur en horloge. Le temps s’organise et le repas est un événement.
Vieillir c’est peut être mettre la table à onze heures. Les enfants et les petits enfants ont leur
vie … Peu à peu, le téléphone sonne de moins en moins et la télévision devient une amie, un
rendez-vous journalier… Les cartes postales des enfants sont gardées comme des trésors
même exposées comme des trophées. Les bibelots sont époussetés chaque jour et les
collections friment sous cloche. La vie est rangée et ennuyeuse. C’est la soupe du soir qui
donne un peu de gaieté. On dira que chez la petite vieille d’en haut ça sent bon le poireau et
quand le temps vire à la pluie on irait bien chez elle déguster sa bonne soupe.
Je relève la tête chagrinée d’entendre la voix de la solitude. La solitude d’être écartée de la
vie sociale, de la famille, la solitude d’être délaissée dans un corps fragile. Les gros chaussons
sont un peu réconfortants, j’espère.
La mouette fait du sur place à cause du vent. J’esquisse un sourire. L’empathie décloisonne
nos appartements. Les livres aussi. Grâce à eux j’appréhende ma promenade solitaire avec
tendresse.
Les mots me font voyager dans la douceur des soirées d’été. Le ciel est haut et étoilé riant
de ma salopette et de nos mobylettes. Mon canal coule en rosé. Je ferme les yeux et
danse toute la nuit écoutant les bruits de la vallée. Il va falloir s’évader par l’imaginaire,
s’inventer des barbecues en famille.
Skype apéro ce soir ?
22 Mars: Dimanche, journée du repos
Est-ce que la vie sera un éternel dimanche ? Voilà combien de jours, voilà combien de nuits
que tout le temps qui passe ressemble à un dimanche. Dis quand reviendras-tu ? Je cherche
un lundi. Sans lundi ce n’est pas un vrai dimanche. Je me languis des jours de la semaine. Je
me languis de ma rengaine. J’écoute la petite cantate de Barbara et j’égraine ses mots et ma
tristesse glisse sur son piano. Tout à l’heure je suis allée jouer avec le vent du bout des
doigts. Les jours sont des chapelets de prière. J’avais besoin du vent pour respirer, saisir mes
joues et les pincer... Le printemps c’est joli pour se promener à deux. Je vais, je viens, je
vire sur le même pont. Dis-moi quand les dimanches redeviendront des dimanches ?
J’escalade à la même heure ces escaliers et rentre pour écrire. J’ai mis des cailloux sur mon
chemin pour rentrer.
En secret, j’aurais aimé me perdre quelques instants.
Je passe à la ligne et je change de musique. Comme Verlaine, mon ciel est par-dessus le toit.
Il est pourtant si gris, si agité. Comme les garçons et les filles de mon âge, je me demande
quand j’irais boire un verre ou danser.
24 Mars: Lessive
Voilà sept jours que j’écris. Mon humeur se fatigue. Je vais bourrer mes larmes dans le
sèche-linge. J’ai oublié la lingette qui sent bon.
Le vent se déchaîne et la fleur dégueule de son pot. Les mots des autres me manquent.
L’inspiration s’enhardit du monde. Mon idéalisme et ma prose m’exaspèrent. Ma question
tourne en ouragan sur ce lac. J’ai la mauvaise humeur de tatie Danièle dans son fauteuil.
J’insulterais bien les enfants en bas de mon immeuble. Inconscient petit morveux, ta
récréation a trop duré. Rentre chez toi aider ta mère, et je t’en supplie n’abime pas ton
cerveau de têtard devant la télé. Nous produisons une génération de petits cons, désabusés
et fainéants. Les réseaux sociaux les rendent totos et mégalos. La poésie pour eux, a la
même couleur que mon thé. Un thé affreusement jaune pipi. Les gamins d’aujourd’hui
chient dans les bottes de Rimbaud. La bohème est feinte et retouchée. Le monde est
vulgaire. Le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et
se tordent sur des montagnes de fange. Ce n’est pas moi qui le dis. Le monde est devenu un
mauvais théâtre. Où est passé la politesse, le savoir-vivre ?
Gaby s’est endormi. Est-ce qu’il rêve de moi ? Je voudrais lui arracher mon plaid pour me
réchauffer les pieds et les mains. J’ai froid à l’intérieur. Hé ho la vieille du haut tu me refiles
tes gros chaussons? Gaby ronfle et je n’ai personne pour papoter. Hé ho la vieille tu ne veux
pas qu’on fasse connaissance en tricotant des gants? C’est un printemps bien froid, vous ne
trouvez pas? Il transperce presque nos cloisons. Est-ce que vos petits-enfants venaient vous
voir avant la pandémie? Elle s’appelle comment votre infirmière à domicile?
Je me refais un thé avec une pointe d’infusion. Il ne faudrait pas trop m’énerver. Mes
baskets roses sont à la sieste. J’aurais peut-être dû les mettre. A la place j’aurais insulté les
connards du lac et donner du pain à l’horizon pour qu’il veuille bien me faire signe.
25 Mars: Chômage technique
C’est la première fois que je n’ai rien à faire et qu’on n’attend rien de moi. La jeune fille que
j’étais à l’époque serait jalouse de ce temps particulier. Au collège, je regardais les vaches à
travers la vitre du bus scolaire et voulais être l’une d’elle. J’enviais leurs après-midis à se
faire chauffer le cuir au soleil. J’aurais mastiqué des colchiques dans les prés toute la
journée. Saviez-vous que les vaches ont quatre estomacs ?
Comme dans l’album de mon enfance, Je m’encanaille comme la vache Amélie... J’ai de la
suite dans les idées pour une vache. Et hop, je grimpe dans un train de marchandises et
m’en vais visiter la ville, fait du lèche vitrine et joue avec mon ombre. Le grand air et les
colchiques m’enivrent et j’oublie un temps que je suis une vache et que je dois me confiner.
Des agents sifflent et m’encerclent. Ils m’emmènent dans un zoo et m’enferment avec un
bison musclé. Je ne vous dévoile pas la fin mais vous assure qu’elle finit bien.
Tout ça pour dire que j’étais une adolescente concentrée à ne rien faire. Je n’aimais pas
l’école. Tu n’es pas en train d’écrire un poème, j’espère ? Tu fais tes devoirs ! -Oui maman.
J’attends qu’elle ferme la porte de ma chambre et reprenne sa toile à essorer pour ressortir
mon carnet. Mes sachets de thé accrochés à ma lampe de chevet, j’ai effectivement l’âge
de ma poésie romantique. Je glorifie Shakespeare in love. Quand mon père m’offre le
coffret Titanic , c’est le plus beau jour de ma vie. Le poster épinglé au-dessus de mon lit fait
le fier à côté des biceps de Philippe. A cet âge-là, j’aurais aimé avoir le temps d’écrire des
poèmes à Leonardo Dicaprio, me brosser les cheveux comme Sissi l’impératrice et me
confiner dans ma chambre à rêver.
A cet instant, je constate que la jeune fille que j’étais me fait un clin d’œil. Elle m’encourage
à flâner au bureau et boire du thé. Le pré est grand en Suisse pour une promenade solitaire.
J’écoute la radio des autodidactes. On peut cultiver son jardin, huiler son établi, manger
son cheese cake à la fourchette, colorier des mandalas, donner des graines aux oiseaux et
se presser des jus d’oranges. Il y a tant à faire quand on n’a rien à faire.
Ceci dit, je suis comme les vaches dans leurs prés, à un moment moi aussi, j’ai envie de
prendre le train.
- Anne-Gaelle Biedron
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