N53: ELLE

MANUSCRIT N°53
C'était le lendemain de...
Adulte

TITRE

C’était le lendemain de ce matin-là ; le soleil avait disparu derrière les bâtiments. Ah oui, c’est vrai. Je me souviens. Replonger la tête sous les draps. Là non plus, pas de soleil. Midi trente. Déjà ? Je sors la tête du cocon. Regarde dehors. Toujours pas de soleil. J’entends les autres dans le salon.

Souvent, elle parlait des autres. Pas seulement de quelques-uns, non, de tous les autres. Les mots qu’elle prononçait avaient cet accent de vérité, son ton sans réplique me rassurait. Je m’y réfugiais pleinement, de tout mon corps, de tout mon être. Et là, dans ce petit carré de certitudes, j’étais bien.

Surtout, que personne n’entre ! Je vais retrouver le carré, je vais y retourner, fermer à clé, et basta. Mais non. Même sans soleil, je vais devoir sortir. Regarder, parler, écouter, ou en tout cas faire semblant. Ça je sais faire.

« Tu ne sais pas quoi dire ? Alors souris ». Ça aussi elle le disait souvent. Et ça marche.

Tête, bras, buste, jambes et pieds sont sortis. Je suis debout. Pantalon noir, chemisier gris. Pas trop de maquillage. Les cheveux ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre. 

« Souris, même si t’en as rien à foutre ». D’accord.

Je longe le couloir. Si seulement je pouvais avancer et passer cette journée les yeux fermés. Trop tard. Je vois. Les poils de chat sur les étagères. Ils recouvrent tout : les livres, les photos imprimées à la va-vite il y a des années, ternies, grasses, froissées. Le papier peint déchiré par les griffes à chaque angle du mur. 

Je voudrais être sourde aussi. Parce-que quand on voit, souvent, on se met à entendre. Les marques par terre ? Le bruit des talons qui frappaient le sol tous les matins. Cette photo d’elle, tête renversée en arrière, bouche ouverte ? Le rire, scandé, répété, hurlé, exagéré qui emplissait l’appartement entier, quand on essayait de dormir. Tout n’était plus que son rire à elle.

Là à droite, sur le meuble. Bijoux en toc, bagues fluo énormes qui côtoient bracelets clinquants. Et, encore une fois, je vois donc j’entends. Le bruit curieux du plastique et celui du métal bon marché qui s’entrechoquent autour des poignets, des doigts, parfois du cou. 

Ça y est, elle est prête. Elle s’en va en claquant la porte. 
Une fois saturé de sa présence, l’appartement s’en retrouve privé. Reste l’odeur, toujours la même. Son empreinte.  

J’arrive au salon. Hésite à entrer. 
Puis je vois tous ces gens qui n’ont rien à voir avec elle, avec moi, avec nous. Ils ne vont pas là. Ce n’est pas le bon endroit pour eux. C’est comme s’ils essayaient d’effacer toute trace de sa destruction. Mais moi je ne veux pas. Si elle n’y est plus, il n’y a plus rien. Vous comprenez ? 

Heureusement, les têtes familières me rassurent. Après un regard au chat planqué sous le porte-manteau, j’entre. Ils me regardent tous. Comme ils le faisaient avec elle. Même si le regard n’est pas le même. Pour elle, c’était regard, silence et bouche ouverte. Tu m’étonnes. Sa taille, ses cheveux rasés, son rire disaient « je vais vous bouffer ». Et tous, ils se battaient pour la première place dans l’assiette. Grandiose. Enfin ça c’était au début. A la fin les regards se sont transformés, puis ont disparu. Elle les a mangés trop vite. A la fin, il ne lui restait plus rien. De toute façon elle n’avait plus faim.
Les regards d’aujourd’hui, enfin du lendemain de ce matin-là, sont différents. Curiosité, compassion, ennui. Je fonds vers les vrais. Ceux auprès de qui je peux être. Un verre de vin blanc, quelle bonne idée.
« Ouh lala non surtout pas ! De l’eau ! Vous avez un cocktail de jus de fruit ? » Jamais d’alcool. JAMAIS. Pas de cigarettes non plus. Hygiène de vie, elle gardait le contrôle. Dès que j’ai pu, je me suis donc mise à boire et à fumer. Et toc. « Tu…. Fumes….toujours ? » le mot prononcé comme s’il était vomi. Et le « Oui… » craintif derrière son apparente désinvolture. Le « oui » de l’adolescente prise en faute, mais 20 ans plus tard. 

Tiens, Jacques est là. Coup dans l’estomac. De nouveau, les images défilent. Il était son plat de consistance. Elle l’a savouré 10 ans. Il faisait peur à beaucoup, elle le terrorisait. Il l’aimait. Elle le tenait. Il la voulait. Elle le baladait. Accroché à elle, pendu au téléphone, il se jetait sur les petites miettes qu’elle voulait bien lui donner. Et elle, elle riait. Fort et faux. 10 ans, sa plus longue histoire d’amitié. Brisée quand même, comme les autres. Une fois avalé et digéré, elle l’a recraché, loin d’elle. Plus jamais revu.
Mais le lendemain de ce matin-là, Jacques ne porte plus les stigmates de cette mort. J’en suis heureuse. Nous ne nous parlerons pas. Pas besoin. Nous savons.

Parler. Avec les vrais. Où finira-t-elle son voyage ? Surtout, avec qui ? Le finira-t-elle seulement avec quelqu’un, elle, la plus grande solitaire que j’ai connue ?
Et là, forcément, je l’entends. Son prénom est prononcé, il devait l’être tôt ou tard. Jean. Celui qu’elle a aimé. Mariés pendant dix-huit ans. Elle le disait souvent, comme une revendication. Tout en mettant un lit de camp dans le bureau de l’appartement car elle ne voulait plus dormir à ses côtés. Tolérant quand elle jugeait, rieur quand elle méprisait, rêveur quand elle gérait la vie. Opposés en tous points mais amants. Deux enfants. Il n’a jamais eu son mot à dire, nous non plus. Il n’a rien dit, nous nous sommes tus.

Voilà, tout est dit. On y va ? Vitesse accélérée. Pas de discours, le bruit du déclencheur de flammes du crématorium. La présence rassurante des vrais à mes côtés. Ne pas s’effondrer. Pas tout de suite. Prendre le pot, regarder, parler, écouter, enfin faire semblant. Sourire. Faire semblant. Même pour moi. Sourire. Faire sourire. Ça, je sais faire.

Rentrer. Pas dans l’appartement, surtout pas. La nuit entre hier et le lendemain de ce matin-là, c’était déjà trop. 
Non, retour chez moi. Train. Là, en-dedans, c’est le chantier, va y avoir du boulot, mettez vos casques et vos gants. Au boulot. Je souris encore, les yeux baissés sur mes mains. On m’a souvent dit que j’avais les mêmes qu’elle. Belles. Seule différence : le bout de mes doigts jaunis par le tabac. Et toc.

- Ingrid Levein

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