N29: Fenêtre sur confinement
MANUSCRIT N°29
C'était le lendemain de...
Adulte
FENÊTRE SUR CONFINEMENT
C’était le lendemain de ce matin-là et le soleil brillait déjà quand Clément ouvrit les
yeux et se redressa d’un bond. Comment avait-il pu s’endormir ? Durant toute la journée de la
veille, il avait attendu que la nuit tombe, à tourner en rond dans l’appartement en rongeant son
frein, impatient de pouvoir mettre un point final à cette histoire sordide qui ne l’arrangeait pas
du tout.
Il risqua un œil par l’entrebâillement du rideau. Elle était là, encore, ou déjà,
comment savoir ? Elle était là, au premier étage de l’immeuble d’en face, et elle le regardait,
ou plutôt, regardait sa fenêtre. Et peut-être qu’elle le devinait, peut-être qu’elle se doutait qu’il
était là.
Qu’avait-elle vu au juste ? Que savait-elle, qu’avait-elle compris ?
La veille comme ce matin, elle était assise dans ce fauteuil, à ne rien faire d’autre que
regarder dehors, regarder les gens, regarder Clément. La veille comme ce matin, elle était là,
alors forcément… Non, pas forcément ! Elle était peut-être myope, cette femme-là ! Dans ce
cas, elle n’avait pas vu Aurélie sortir de la douche enveloppée dans son drap de bain, elle
n’avait pas vu Clément se détourner de la fenêtre pour lui parler, elle n’avait pas vu Aurélie
s’énerver, Clément crier, Aurélie s’approcher, Clément lever la main et…
C’était seulement quand il s’était relevé, après les cris, l’affolement, le sang partout,
l’agitation, c’était seulement alors qu’il s’était souvenu d’elle. Elle n’avait pas bougé mais elle
fronçait les sourcils. Elle avait l’air outré. Il avait tiré le rideau. Le spectacle est terminé !
Enfin, cela avait continué en coulisses, évidemment. Le sang sur le parquet, le corps
d’Aurélie, tout mou, tout léger dans ses bras, lui qui butte dans le tapis de la salle de bain et
se rattrape in extremis en lâchant Aurélie, qui bascule à plat ventre dans la baignoire. Quelle
chance, il ne verra plus ses yeux pleins de reproche...
Et ensuite ? Comment se débarrasse-t-on d’un corps en période de confinement ?
Il était retourné au salon, la pièce était obscure alors qu’il faisait jour depuis
longtemps. Il s’était approché du rideau, la vieille regardait toujours, elle avait les yeux
plissés, comme si elle scrutait l’interstice entre les rideaux. Elle n’avait pas changé de
position, le tableau qu’elle offrait était le même : le fauteuil en velours, elle, assise dessus,
veste rouge à boutons dorés, chemisier blanc, jupe jusqu’aux genoux. Une dame comme on
n’en fait plus, qui ressemblait un peu à sa grand-mère et qui n’avait rien d’autre à faire que
regarder dehors comment vivaient les autres. Ou comment ils mouraient.
Clément savait déjà de quelle manière il s’y prendrait. En bas de l’immeuble, garée à
quelques pas, il y avait sa voiture. Ce serait simple : une fois la voie libre, quand la vieille
serait partie dormir, il enroulerait Aurélie dans sa serviette, et puis il la mettrait dans un sac.
Aurélie était si petite, si frêle, même si on le surprenait avec son paquet, personne ne pourrait
se douter. Sauf elle, évidemment, dans son fauteuil… Aurélie, donc, dans le sac poubelle. Il y
en avait, elle en avait acheté dix la veille, justement, après lui avoir dit que c’était trop crade
chez lui et qu’ils feraient ensemble un grand ménage. Le grand ménage, il l’avait fait, mais
dans sa vie. Bref… Le sac poubelle irait sur la banquette arrière et, s’il se faisait arrêter, il
dirait qu’il allait à la décharge. C’était jour de grand ménage à la maison, monsieur l’agent,
faut dire qu’on a que ça à faire, confinés comme on est, le nettoyage de printemps avec un peu
d’avance. J’ai le droit d’aller jeter mes poubelles, quand même, hein, monsieur l’agent ?
Enfin, le mieux serait que personne ne l’arrête. Un petit aller-retour à la décharge, ni
vu ni connu, et le tour serait joué.
Seulement Clément s’était endormi et à présent, il faisait grand jour, la femme était à
son poste et il allait devoir attendre une bonne dizaine d’heures avant de pouvoir agir. En
espérant que la vieille n’était pas insomniaque, allez savoir…
Il se prépara du café en se demandant comment il occuperait tout le temps qui
l’attendait. Il avait envie de prendre une douche, mais c’était impossible tant que la baignoire
n’était pas libre. Même chose pour le brossage des dents, entrer dans la salle de bains ne lui
disait rien du tout, il ne se raserait pas non plus.
Il y avait toujours du sang sur le parquet et il résolut de nettoyer. Il aurait dû le faire
la veille déjà, pourquoi avait-il attendu ? Maintenant, le sang avait imprégné le bois. Il dut
frotter et s’acharner longtemps pour obtenir un résultat à peu près acceptable. Quand il estima
avoir fait le maximum, il ouvrit les rideaux pour juger à la lumière du jour. Il tressaillit en la
découvrant, il l’avait presque oubliée. Elle était toujours au même endroit, elle inclina la tête
en le voyant apparaître et posa sur lui son regard d’institutrice en colère. Il frémit des pieds à
la tête.
Quel âge pouvait avoir cette femme ? 60 ans ? Pas beaucoup plus, ce n’était pas une
grabataire, elle avait très bien vu, très bien compris. Alors pourquoi continuait-elle à le
regarder, qu’attendait-elle pour réagir, prévenir la police, le dénoncer ? Mais non, personne
n’était venu sonner à sa porte, personne ne l’avait inquiété. Alors que voulait-elle, à la fin ?
Qu’il aille se dénoncer lui-même ? Mais il n’avait rien fait, c’était un accident, comment la
police pourrait-elle comprendre ça ? Aurélie l’avait énervé une fois de plus, il s’était emporté
et, manque de chance, elle avait heurté le coin de la table basse en tombant. Celle en marbre
qu’elle lui avait rapportée de chez Emmaüs…
Il resta longtemps debout à la fenêtre, face à elle, à essayer de lui faire baisser les
yeux. Impossible. Il referma les rideaux et fit chauffer de l’eau pour des pâtes.
Cette femme était une sorcière.
La vaisselle sale du petit déjeuner de la veille encombrait l’évier. Aurélie avait
gagné, en fin de compte, c’était lui qui allait la faire ! Il s’y attela pendant que les pâtes
cuisaient, puis il mangea. Cela faisait drôle, tout ce silence… Encore un peu et il regretterait
les jacasseries d’Aurélie. Non, quand même pas, il était mieux sans elle. Quelle idée elle avait
eue, aussi, de rappliquer chez lui dès qu’on avait parlé de confinement !
Ce soir-là, il n’alluma pas les lumières. Il plaça le canapé face à la fenêtre et de là,
regarda la nuit tomber. L’appartement d’en face s’illumina sans que la femme se soit levée.
Ainsi elle ne vivait pas seule. Il n’avait vu qu’elle pourtant. Avait-elle parlé de lui à
quelqu’un ?
Il était encore tôt, mais elle finirait bien par aller se coucher. Cette fois, il prendrait
soin de ne pas faire comme la veille, il boirait du café pour ne pas s’endormir. Il se leva et
revint avec un grand pot fumant et un mug. Il était prêt à tenir toute la nuit s’il le fallait.
Il retrouva sa place et se mit à siroter doucement son café, puis se figea. La femme
n’était plus là. Le fauteuil était vide, il n’y avait plus personne en face. Une dernière lumière
s’éteignit et l’appartement plongea dans l’obscurité.
Clément ne perdit pas un instant. Il descendit sans un bruit avec son paquet dans les
bras, ne croisa personne dans l’escalier, installa le sac sur la banquette arrière et prit le volant.
Tout se déroula sans encombre, les rues étaient vides, la ville silencieuse. Une fois rentré, il
s’étendit tout habillé sur le lit, ferma les yeux et sombra dans le sommeil.
Le lendemain, quand il descendit pour acheter des croissants, il y avait une
ambulance devant l’immeuble d’en face. Une victime du Covid ? se demanda-t-il. Il n’y en
avait pas encore eu dans le quartier. Il hésita à se rendre quand même à la boulangerie et
s’arrêta pour regarder les ambulanciers sortir de l’immeuble et charger le brancard. De là où il
se tenait, il ne put distinguer le visage du malade. L’instant suivant, deux femmes surgissaient
à leur tour.
— Elle a eu moins de chance que la première fois, disait la première.
— Oh, peut-être qu’elle en a eu plus, au contraire, lui répondit l’autre.
Elle qui était
si bavarde, si vive, depuis son AVC, ce n’était plus une vie pour elle…
- Elisabeth Kern
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