N26: L'Inconnue

MANUSCRIT N°26
Récits et aventures d'un confiné
Adulte

L'INCONNUE

J’ai 33 ans et je vis dans un 33 mètres carré, et à y réfléchir, je n’ai pas hâte de vivre dans un 90 mètres carré. 
Je suis libre dans ma tête et dans mes gestes. Le prix à payer : je passe pour un marginal. Ok, j’ai fait une école d’art, alors forcément, cela alimente cette image. Comme tout « artiste » je galère, je ne vends quasiment rien, ce qui m’oblige à faire pas mal de petits boulots pour pouvoir manger et acheter mes toiles et ma peinture. 
Alors oui je n’ai aucun plan de carrière, je ne gravis pas les échelons, je n’ai pas acheté un appartement, encore moins une résidence secondaire, je ne passe pas mes vacances dans les clubs à siroter des cocktails pendant que les enfants sont gérés par les G.O. Pour gagner ma vie je dois faire les différents petits boulots qui s’offrent à moi. Un jour serveur, un jour à la plonge, un jour vendeur de fringues, un jour à monter et démonter l’étalage des primeurs au marché.
Mais ces petits boulots me donnent cette liberté de faire une pause quand j’en ai envie et que l’inspiration de créer inonde mon âme. Créer mon monde imaginaire que je transpose sur mes toiles. Des toiles hélas, à ce jour invendables. 
Heureusement que j’alimente mon être et mon âme de toutes ces joies artistiques car cette situation professionnelle instable, déstabilise mon image au prêt de la gent féminine. Ne pas tracer sa route dans une carrière, rêvant d’une réussite inaccessible, fait fuir toutes les femmes désirant trouver son Cro-Magnon fort et puissant pour fabriquer sa famille de rêve.
J’ai bien quelques aventures avec des femmes, elles aussi, marginales. 
Nos relations, en sont éphémères, parfois amères, parfois très galères. 
Cette liberté me permet aussi de voyager quand je veux et où je veux. Parfois je pars 2 mois, 6 mois, un an. N’ayant pas de travail fixe, le boulot me suit. 
Quand je pars longtemps j’en profite pour travailler sur place, ce qui me permet de vivre et ressentir convenablement, les villes, les pays et sa population. 
Je me rappelle avoir aperçu, un jour, une belle inconnue lors d’un séjour à Venise. 
C’était très étrange, car en un éclair, j’ai eu cette décharge qui vous fait ressentir ce sentiment d’avoir trouvé son yin étant le yang. Je l’ai perdu de vue et jamais revu. Fin de l’histoire.
Ma vie peut paraître bien pauvre pour certains, mais pour moi elle est d’une grande richesse. 
Et puis mars 2020 est arrivé avec cette quarantaine imposée. Me voilà confiné entre quatre murs. Sacré loi des chiffres ! 
Pas de télétravail, pas de contrat et mes candidatures vont rester longtemps en attente. Les jours se suivent et se ressemblent dans ce confinement aux confins de la confusion. Cette configuration est loin d’être confortable même si je cherche à confectionner des moments confettis. La peinture me donne cette liberté d’évasion.
Pour autant je confesse, sans concession, que je suis confronté à un confinement qui me confisque des tranches de vies confraternelles. Alors certes cette conflagration confirme ma capacité à gérer ce conflit. Je cherche à avoir confiance dans notre confédération citoyenne à relever ce défi. Un défi confortable pour certains et inconfortable pour d’autres. Comme tous mes concitoyens j’ai joué à rester en contact avec mes confrères par le biais des réseaux sociaux. Et là en toute confession je confirme le malheureux constat que dans cette conjoncture incongrue, j’ai constaté que trop de confrères, dans cette confusion, ont confirmé être des gros cons. Alors je me suis détourné de ce moyen de communication afin de me préserver.
J’ai passé mon temps à téléphoner à mes proches, à mes amis, à lire, à écouter de la musique et à rêver. 
De ces rêves le souvenir de mon séjour à Venise est remonté à la surface. La mélancolie de cette ville sublime a éveillé en moi un désir profond d’y retourner et pourquoi pas retrouver ma belle inconnue. Difficile quand on est bloqué dans son 33 mètres carré. Alors j’ai eu cette idée carrément folle d’ouvrir la fenêtre de mes rêves. 
Le mur blanc de mon studio devant mon lit, ma cuisine et mon salon ne demandaient qu’à devenir cette ouverture vers un univers imaginaire peuplé de bonheur. J’ai esquissé mon songe le plus fou sur cette surface impersonnelle, j’y ai peint les couleurs de la vie, j’ai composé la sérénité de la sérénissime Venise. Si Dieu a mis six jours pour créer le monde, moi, il m’a fallu un jour pour concevoir la porte de ma cellule.
Je me suis posé sur mon lit en posant mon regard sur cette vue de Venise. Elle m’a apaisé. Mon souffle s’est ralenti et j’ai glissé tout doucement dans un sommeil de toute merveille.

Je me suis réveillé dans une ambiance caféinée. D’où venait ce subtil parfum ? Encore dans les vapeurs des songes je me suis levé. Il m’a fallu du temps pour réaliser que ma fresque, ma fenêtre imaginaire vivait devant moi. 
J’ai avancé et quitté ce confinement pour me retrouver dans la cité des Doges. 
Quel bonheur ! Je me suis assis à la terrasse d’un café pour savourer les saveurs de l’espresso à forte pression sans me presser. La dolce vita couleur café permet de mieux débuter la journée. Je ne me suis jamais senti aussi vivant. 
Une fois le nectar dégusté je me suis levé et j’ai entamé ma retraite dans ma Venise. Ma Venise, douce et sublime, l’insoumise dont la beauté me paralyse. 
J’ai erré dans ses ruelles silencieuses, ses ruelles intemporelles, à contempler chaque pierre, chaque vitrail, laissé tous mes sens en éveil. Du léger clapotis dans les petits canaux à la beauté des ferronneries, je sens mon âme et tout mon être en paix dans cette cité de la Vénétie. Mon errance à pas feutré, sans mot dire, est protégée par ce dôme du silence. Je ne peux qu’imaginer ces baisers volés de ces amoureux, bravant l’interdit lors de ces époques reculées où choisir sa moitié n’était pas permis…… Mon inconnue, ma belle inconnue ! J’ose imaginer qu’elle aussi, elle a pu rejoindre ce monde parallèle et venir flâner dans cette cité des ponts, et pourquoi pas laisser monter ses émotions. Mon inconnue ! Je me dois de la chercher, de la trouver. 
J’ai baguenaudé de quartier en quartier, de Dorsoduro à Castello tout en profitant de cette faille temporelle. J’en profite pour m’imprégner de son histoire, je la comprends, je la ressens, elle me possède, elle est en moi cette ville d’art. 
Je sens l’espoir flotter dans cette cité flottante et mon sixième sens guide mes pas vers ma destinée. Elle est là, assise, sur les marches d’un pont à observer les reflets de l’eau dans le canal. Ma belle et mystérieuse inconnue est là devant moi et je la retrouve enfin. D’un pas léger je m’avance jusqu’à que son regard s’invite dans mon âme. 
Elle se lève et me rejoint. Je ressens un amour incandescent qui incendie mon cœur, que je croyais ignifugé. Je la serre dans mes bras, je hume le parfum de sa peau, le parfum du bonheur. Je savoure ma renaissance, ma cure de jouvence, je m’abandonne, je me laisse posséder par les sentiments qui font papillonner les papilles de mon âme. Nous nous asseyons sur ces marches l’un contre l’autre, main dans la main dans un climat paradisiaque. La nuit vient nous envelopper et nous nous endormons enlacés.

Je me suis réveillé dans mon lit… seul, devant ma fresque vénitienne sans odeur de café. Comment avais-je pu croire en ce songe ? 
Ce songe qui paraissait si réel. Je sens encore l’odeur de sa peau, je ressens encore les battements de son cœur. 
Maintenant je souffre de la lourdeur de ce confinement consternant. 
Je reste crucifié au lit. 
Attendre je ne sais quoi, mais attendre. 
Je laisse les heures passer, défiler comme un confiné en conformité avec l’effort demandé qui lui a été confié. 

Mon portable vibre… appel en « FaceTime » d’un numéro inconnu, j’hésite, me lève, me recoiffe et réponds. Sur l’écran… ma belle inconnue !

- Raphaël Petronio

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